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qui, la virtuosité des chanteurs y aidant encore, en viennent à n’être plus que des concerts sur la scène. Mais la fadeur doucereuse ou l’éclat artificiel de certaines formes convenues, les fioritures et les roulades hors de saison, les airs de bravoure stéréotypés, toutes ces traditions surannées d’un art trop facile ont fait leur temps. Il n’était pas besoin d’une révolution pour nous délivrer de procédés d’expression aussi factices et dont on ne s’accommode plus guère aujourd’hui, même en Italie.

Avec cet orgueil personnel qui va jusqu’à méconnaître entièrement ce qu’ont fait ses devanciers, Wagner croit-il naïvement avoir le premier découvert les vraies conditions du drame lyrique ? On le supposerait à voir l’ingénuité de ses affirmations. Avancer par exemple que chez Gluck, dont cependant il se rapproche par tant de côtés, « c’est l’air qui forme un tout achevé, tandis que l’unité musicale devrait résider dans la scène entière, celle-ci n’étant elle-même qu’une partie dans la grande unité du drame, » n’est-ce pas se donner gratuitement le beau rôle aux dépens d’autrui ? Mais, sans défendre Gluck, qui nous paraît pourtant dans chacune de ses œuvres avoir tenu quelque compte de l’ensemble, nous ne voyons pas ce qu’à ce point de vue on peut trouver à reprendre au Freyschütz ou, dans un autre genre, au Barbier. Que serait-ce si nous en appelions au grand nom de Mozart ? En quoi, chez lui, l’unité est-elle sacrifiée à ces types si nombreux, si variés, si admirables de vie et de poésie tout à la fois qu’on rencontre dans son œuvre : le grand prêtre dans la Flûte enchantée ; Chérubin, Suzanne, Figaro, dona Anna, Leporello, le Commandeur, don Juan et tant d’autres encore auxquels il a communiqué le souffle et l’immortalité de son génie ? Sont-ce là des personnages abstraits, peu conséquens avec eux-mêmes, qui se démentent un seul instant ? Nuisent-ils en rien au drame où ils sont engagés, ne lui communiquent-ils pas plutôt une puissance et une énergie singulières ? Et ce drame lui-même qui se poursuit avec eux, qui passe en revue tous les milieux, fait intervenir toutes les conditions, qui met aux prises toutes les passions humaines ; ces voix tour à tour tendres, caressantes, gaies, bouffonnes, menaçantes, effarées ou terribles, qui seules ou groupées, par leurs contrastes ou leur harmonieuse union, nous peignent les nuances les plus fugitives ou les plus profondes des sentimens les plus divers ; cet orchestre qui les soutient et les renforce, qui tantôt s’efface devant elles et parfois exhale seul ses admirables mélodies ; toutes ces combinaisons de la science mises au service de l’inspiration et du génie, tout ce monde enfin qui vit d’une vie si pleine et si haute, n’est-ce pas la réalisation du plus vaste et du plus beau programme qui se puisse rêver, et tout cela n’est-il pas dans Don Juan ? Il est vrai que l’œuvre parle