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secours. Ceux qui les composèrent étaient des gens d’esprit, des écrivains élégans, mais qui avaient trop vécu dans les écoles ou dans les cercles lettrés, et qui s’imaginaient, comme c’est l’usage, que toute l’humanité ressemblait à ces sociétés restreintes où ils se tenaient enfermés. Ils comprenaient mal la religion qu’ils attaquaient, ils ne se rendaient pas un compte exact de sa force, ils ne savaient pas reconnaître par où elle attirait la foule. Comme ils ne respiraient pas assez l’air commun, ils ignoraient les besoins qu’éprouvait le monde autour d’eux. C’est ainsi que, malgré leur talent et le mérite de leurs livres, leurs attaques restèrent inutiles. Le plus grand intérêt qu’elles ont pour nous aujourd’hui, c’est de nous faire mesurer les progrès de l’église. A chaque fois qu’entre en lice un nouvel adversaire, on sent, à la façon dont il la traite, qu’elle lui inspire plus d’égards ou plus de frayeur. Le premier de tous, Fronton, méprise profondément les chrétiens ; il ne les connaît pas et ne veut pas les connaître ; il se contente de recueillir contre eux, quelques griefs populaires. Celse les déteste, mais au moins il les connaît. La peine qu’il a prise de les étudier à fond, le sérieux de sa discussion, la gravité de ses dernières paroles, prouvent qu’il les sait redoutables. Lucien les confond avec toutes les autres dupes que font les prédicateurs de philosophie et de religion, mais il ne ressent pas pour eux de haine particulière, il les montre plus ridicules que coupables, et ne paraît pas comprendre pourquoi, lorsqu’il y a tant de sots dans le monde, ils sont les seuls qu’on persécute. C’est surtout le roman de Philostrate qui témoigne du changement qu’a subi l’opinion à leur égard. Assurément les païens convaincus ne les aiment pas davantage, mais ils sont moins disposés à rire de leur doctrine ; ils ne la condamnent plus tout entière et sans distinction ; ils font leurs réserves, et trouvent chez eux quelque chose à prendre. Jésus ne paraît plus à Philostrate un charlatan grossier, comme à Celse, puisqu’il croit devoir lui emprunter quelques-uns des traits dont il a formé son héros. Ce changement est curieux à signaler : il montre l’importance que le christianisme avait prise en un demi-siècle.


GASTON BOISSIER.