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de son regard, et je vis qu’il s’était arrêté à peu de distance d’un café ou l’on avait déjà disposé des tables et des chaises en fonte sous une tenture qui abritait le trottoir. Derrière cette installation en plein vent, les fenêtres grandes ouvertes du café et une douzaine d’arbustes plantés dans des baquets. Pour rendre l’endroit plus attrayant, on venait de répandre sur les dalles une couche de sable jaune. C’était un café aux allures paisibles que devaient patronner les petits commerçants de la ville. À l’intérieur, plongée dans une obscurité relative, une jeune personne coiffée d’un bonnet à rubans roses tournait le dos à un vaste miroir et souriait à un consommateur invisible.

Ces détails ne me frappèrent pas tout d’abord. La première chose qui attira mon attention fut une dame qui se tenait assise, seule, devant une des tables extérieures. C’était elle que mon beau-frère regardait. Penchée en arrière sur son siège, elle semblait s’abandonner à une rêverie ; en tout cas, elle oubliait le plateau posé devant elle et ne dirigeait pas ses yeux de notre côté. Je l’apercevais tout au plus de profil ; néanmoins je me rappelais l’avoir déjà vue.

— La petite dame du paquebot ! s’écria mon beau-frère.

— Elle était à bord de votre steamer ? demandai-je.

— On ne rencontrait qu’elle sur le pont : elle s’y promenait du matin au soir, ou bien elle se tenait assise à la proue du navire, les mains sur le plat-bord, les yeux tournés vers l’Orient.

— Vous allez lui parler ?

— Je ne la connais pas. Nous n’avons pas échangé deux mots pendant la traversée. J’étais trop mal à l’aise pour avoir envie de causer avec qui que ce fût ; mais je l’ai remarquée, et je ne sais trop pourquoi elle m’intéressait. C’est une chère petite Yankee. Je m’imagine que ce doit être une maîtresse d’école qui prend ses vacances et à qui ses élèves ont offert une bourse pour payer ses frais de voyage.

Au même instant, celle dont nous nous occupions se retourna pour regarder les maisons situées en face d’elle.

— Je vais lui parler, si vous ne lui parlez pas, dis-je à mon compagnon.

— À votre place, je m’en garderais bien ; elle est très timide.

— Soyez sans crainte. Je la connais, — j’ai passé une soirée à lui montrer des photographies.

Je traversai la rue et je m’approchai du café. La dame se retourna tout à fait. Je ne me trompais pas, — c’était miss Spencer. Elle ne me reconnut pas au premier abord et sembla effrayée. Je poussai une chaise près de sa table et je m’assis.

— Eh bien, lui dis-je, j’espère que vous n’êtes pas déjà désillusionnée ?