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ses jolis yeux se fixaient un instant sur moi, comme à la dérobée.

Je lui avais moi-même demandé au début de notre entretien si elle connaissait l’Europe, ma question m’avait valu un : « Non, non, non, » murmuré à voix basse, d’un ton rapide et confidentiel. Ensuite, quoiqu’elle ne quittât guère des yeux les photographies, elle ne m’adressa la parole qu’à d’assez longs intervalles. Aussi, dès que nous eûmes achevé l’inspection du contenu de l’un des cartons, feignis-je de ne plus songer à l’autre. J’avais fini par me convaincre que mes explications ne l’ennuyaient pas ; mais son silence me dépitait.

— Voilà ma tâche accomplie, miss Spencer, lui dis-je, et je le regrette.

Tandis que je la saluais, je vis qu’une faible rougeur animait ses joues. Elle agitait d’une main fébrile son modeste éventail et, au lieu de regarder la séance comme finie, elle dirigea les yeux vers le second carton, qui restait appuyé contre la table.

— Ne voulez-vous pas me montrer celles-là ? me dit-elle.

— Avec plaisir, si vous n’êtes pas fatiguée, répondis-je.

— Je ne suis pas fatiguée du tout, répliqua-t-elle. Je ne me lasserais jamais d’admirer ces belles choses.

Tandis que je me disposais à satisfaire sa curiosité, elle posa la main sur le carton avec un geste caressant.

— Et avez-vous aussi visité cet endroit-là ? me demanda-t-elle un instant après.

Examen fait de la première photographie, je reconnus que je l’avais visité, — c’était une vue du château de Chillon, sur le lac de Genève.

Je lui fis remarquer l’admirable effet produit par la réflexion des roches rugueuses et des tourelles dans l’onde claire du lac. Elle ne s’écria pas : « Ravissant ! » pour écarter l’image afin de passer à la suivante. Elle s’abstint de pousser une de ces exclamations banales à l’usage des amateurs, et me demanda si ce n’était pas là qu’avait été enfermé Bonivard. Je répondis affirmativement et j’essayai de me rappeler les strophes où Byron décrit les souffrances du prisonnier. Ma mémoire me fit défaut, je m’arrêtai décontenancé.

Elle s’éventa un instant, puis répéta le passage d’une voix émue, mais sans la moindre affectation d’enthousiasme. Arrivée au bout de sa citation, elle rougit. Je la complimentai et je déclarai qu’elle était parfaitement équipée pour visiter la Suisse et l’Italie. Elle me regarda de nouveau à la dérobée afin de voir si je ne raillais pas, et j’ajoutai :

— Pour peu que vous désiriez juger jusqu’à quel point les descriptions de Byron sont exactes, il faudra vous mettre en route sans