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des Tchépyrkine, ils sont rares et auront bientôt disparu. J’ai été en relation, dans diverses provinces de l’intérieur, avec plusieurs juges ruraux, je ne leur ai rien trouvé de commun avec ces grotesques personnages. Loin de là, si j’ose en décider par mes rencontres personnelles, je dois avouer que pour le niveau de la culture, si ce n’est pour les qualités professionnelles, cette magistrature élective m’a paru fort supérieure à celle qui chez nous porte le même nom. Si le double cens de fortune et d’instruction n’est pas assez élevé pour mettre les juges de paix à l’abri de toutes les séductions et de toutes les erreurs, le caractère et la moralité de la plupart les mettent au-dessus des tentatives de corruption, et leur esprit d’équité compense leur peu de science juridique. Parmi ces juges élus, la prévarication est un fait presque inouï. Grâce à eux, le règne de la vénalité a pris fin, déjà l’homme du peuple, le paysan qui dans les premières années se prosternait en suppliant aux pieds de son juge, apprend à compter sur son droit et à faire fond sur la justice.


III

Je dirai peu de chose de la compétence du juge de paix ; comme celle des tribunaux de paysans, elle s’étend à des affaires civiles et à des affaires correctionnelles, mais les bornes en sont notablement moins resserrées. Au prétoire du juge de paix sont dévolues toutes les causes civiles dont l’importance n’est pas supérieure à 500 roubles, et toutes les affaires criminelles dont le châtiment légal n’excède point une année d’emprisonnement ou 300 roubles d’amende[1]. Comme son nom l’indique, le juge de paix doit avant tout chercher à concilier les deux parties, il ne peut rendre une sentence qu’après avoir essayé d’amener un compromis. Dans ses décisions, le juge doit plutôt tenir compte de l’équité que du droit strict, et en certains cas il doit se conformer à la coutume aussi bien qu’à la loi[2].

Le premier avantage de cette justice, c’est qu’elle est dégagée des

  1. L’on doit noter qu’en outre les affaires civiles spécialement soumises aux tribunaux de volost (voyez la Revue du 15 octobre) peuvent être portées devant les juges de paix si aucune des deux parties ne s’y oppose. Dans quelques provinces de l’intérieur, les juges de paix ont, dit-on, beaucoup de peine à se débarrasser de ces sortes d’affaires. On cite ce mot d’un moujik ainsi renvoyé devant ses tribunaux corporatifs : « Oh ! ce tribunal de volost ! On n’en obtient rien hormis un bon de vingt coups de verge ! » Allusion aux châtimens corporels encore tolérés dans la justice villageoise.
  2. Le nombre des affaires tranchées par ces modestes tribunaux est considérable, au criminel comme au civil. D’après les statistiques judiciaires, il comparait annuellement devant eux près de 50,000 prévenus. En 1876, la dernière année dont le ministère de la justice ait publié les comptes-rendus, les juges de paix avaient eu à juger 48,912 accusés, dont 43,423 hommes et 6,489 femmes. De ces accusés, 29,771 avaient été acquittés et 19,151 condamnés.