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magistrats élus, c’est leur condition sociale, leur position de fortune. La plupart ne sont pas riches, et l’on rencontre parfois chez eux cette sorte de mauvais vouloir pour la richesse, cette espèce de secrète et inconsciente jalousie de l’opulence qui en d’autres pays perce souvent dans les magistratures d’ailleurs les plus conservatrices. La loi exige bien des juges de paix un cens d’éligibilité, une fortune immobilière, mais ce cens, en apparence élevé, est en réalité fort variable et inégal suivant les diverses provinces. La loi a beau fixer un minimum au-dessous duquel il ne peut descendre, le peu de valeur des terres abaisse parfois le cens jusqu’à le rendre presque dérisoire. On demande au juge de paix, à ses parens ou à sa femme, la propriété de 900 à 400 desiatines de terre, selon les provinces[1]. Ce serait beaucoup en France ; dans certaines régions de la Russie, dans les gouvernemens du nord ou de l’est en particulier, c’est souvent peu ou presque rien[2]. A défaut de terres, la loi demande pour les campagnes une propriété bâtie de la valeur de 15,000 roubles. Dans les villes, la loi devient moins exigeante encore ; à Saint-Pétersbourg et à Moscou, elle se contente d’un immeuble de la valeur de 6,000 roubles ; dans les autres villes, le cens s’abaisse jusqu’à 3,000 roubles, soit à peine une dizaine de mille francs, et sept ou huit mille au cours actuel du change. Le législateur n’a pas pris garde que ces terres, ces maisons, ces immeubles, urbains ou ruraux, pouvaient être grevés d’hypothèques et ne rien rapporter à leur propriétaire nominal, en sorte que, dans la pratique, cette garantie du cens se réduit singulièrement, et parfois s’évanouit tout à fait.

Dans quel dessein le législateur avait-il imposé aux juges élus un cens de propriété ? Les considérans de la loi le disent expressément : c’est que le juge de paix doit être en contact avec des hommes de toute sorte et que, s’il se trouvait dans un état voisin du besoin, il aurait plus de peine à résister à certaines influences, ou même à certaines tentations[3]. Si tel est le but de la loi, l’on ne saurait dire qu’il ait été atteint. Un homme qui possède quelques centaines de desiatines, ou même un millier d’hectares de landes en friche dans les solitudes du nord, un homme qui à Pétersbourg, où la vie n’est pas moins chère qu’à Paris, possède une

  1. C’est le double du cens exigé des électeurs de droit aux assemblées territoriales, La desiatine, Je le rappellerai, vaut 1 hectare 9 ares.
  2. Dans les riches gouvernemens de la terre-noire, le minimum de 400 desiatines peut au contraire sembler trop élevé. Aussi quelques assemblées de district, dans le gouvernement de Tchernigof par exemple, ont-elles, en raison du renchérissement des terres, demandé que le minimum du cens d’éligibilité fût pour les juges de paix abaissé de 400 à 300 desiatines.
  3. Éciaircissemens sur l’article 19.