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Quelle est cette âme dont nous parle le poète dans ses vers ? La science elle-même vient de nous la révéler ; c’est l’idée immanente et invisible qui crée et dirige toute évolution de la nature, celle des mondes à l’état de chaos, comme celle des êtres vivans : idée vraiment divine, que Hegel a cherchée dans les profondeurs d’une logique ténébreuse, que Claude Bernard a saisie dans les évolutions de la réalité vivante, sans paraître se douter qu’il mettait la main sur la plus féconde des vérités métaphysiques. S’il eût eu une autre ambition que celle de la science pure, cet incomparable physiologiste pouvait trouver toute une philosophie dans sa définition du phénomène vital. Pourquoi la cellule primordiale transmet-elle tous ses caractères aux autres cellules qu’elle engendre ? Pourquoi l’organisme entier est-il régi par la loi de l’uni té ? Pourquoi toutes les activités vitales sont-elles spontanées ? Pourquoi toutes les parties du tout paraissent-elles se coordonner suivant un plan pour aboutir à cette œuvre merveilleuse de l’organisation définitive ? Pourquoi enfin, l’œuvre accomplie, tout semble-t-il concourir et conspirer pour la conservation de la machine vivante ? Et tant d’autres questions que l’observation des phénomènes vitaux suscite à tout moment et à tout propos ? Qui eût mieux que Claude Bernard résolu tous ces problèmes ? Il lui suffisait de tirer les conséquences du principe posé dans sa définition. Il avait plus d’autorité que tout autre pour le faire. Et n’eût-il laissé que la préface d’une pareille œuvre, il eût eu la gloire de fonder la philosophie biologique. Quand on voit ce sagace et profond esprit s’enfermer dans un déterminisme qui ne recherche que les conditions des phénomènes vitaux, on est tenté de lui appliquer la réflexion de Socrate sur Anaxagore, qui fait apparaître un moment l’intelligence dans sa philosophie, et l’oublie dans toutes ses explications sur l’origine et la formation des êtres de la nature. Seulement il est juste d’ajouter que Claude Bernard ne voulut être qu’un savant, tandis qu’Anaxagore était un philosophe.

Il est vrai que ce savant a son opinion faite, toute négative, sur cette philosophie qui ne s’en tient pas à savoir le comment des choses. On dit qu’un de ses élèves les plus distingués, qui assistait à ses derniers momens, aurait, près de son lit de mort, exprimé la crainte que le maître ne tournât à la métaphysique. La vérité est que, si l’illustre physiologiste fermait la porte de son laboratoire à cet hôte suspect, il en a laissé la fenêtre ouverte le jour où la vie lui apparut, comme une création. Voilà pourquoi sans doute ceux de ses disciples qui ferment tout chez eux pourraient n’être pas tout à fait sans inquiétude sur l’orthodoxie scientifique du maître. A notre grand regret, Claude Bernard n’a pas mérité ce soupçon. Ses dernières leçons, comme ses premières, témoignent d’une invincible