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cette mission bienfaisante. Ce que le justicier a fait dans les provinces, Crésus veut qu’il le fasse à la cour même. Que de choses à réformer ! Le roi voudrait bien procéder de sa personne à cette grande œuvre, travailler à cette réforme de la cour ; mais le peut-il ? La vérité lui échappe sans cesse, chacun a intérêt à le tromper. — « Sois mon représentant, Ésope, remplace-moi, fais ce que je ne saurais faire. » — Ainsi parle le roi des Perses à l’esclave de Phrygie :

Quel monarque a-t-on vu, pendant qu’il a régné,
Qui de mille vertus ne fût accompagné ?
Les rois qui sur ma tête ont transmis la couronne
Ont eu, quand ils régnaient, tous les noms qu’on me donne,
Et ceux après ma mort qui me succéderont
Les auront à leur tour pendant qu’ils régneront.
Par là je m’aperçois, ou du moins je soupçonne,
Qu’on encense la place autant que la personne,
Que c’est au diadème un tribut que l’on rend,
Et que le roi qui règne est toujours le plus grand.
Si tu veux que ta foi ne me soit point suspecte,
Ne souffre dans ma cour nul flatteur qui l’infecte.
L’équité, qui partout semble inspirer ta voix,
Est ce qu’on s’étudie à déguiser aux rois ;
Pour me la faire aimer, fais-moi-la bien connaître ;
Je t’en prie en ami, je te l’ordonne en maître.
Je suis jeune, et peut-être assez loin du tombeau ;
Mais que sert un long règne, à moins qu’il ne soit beau ?
De ton zèle pour moi donne-moi tant de marques,
Que je ressemble un jour à ces fameux monarques
Qui pour veiller, défendre et régir leurs états,
En sont également l’œil, l’esprit et le bras.
Guide mes pas toi-même au chemin de la gloire.

Quand on pense que de tels vers sont à peine connus du petit nombre des curieux, on ne se lasserait pas de prolonger les citations. Tout ce qui suit est de la même ampleur. Ésope, en sa loyauté, toujours prête, commence immédiatement le rôle que le roi lui assigne. Avant de s’appliquer à la réforme de la cour, il avertit le souverain. Le roi est-il homme à le suivre jusqu’au bout ? C’est par les travaux guerriers, par les victoires et les conquêtes que les rois ont coutume de chercher la gloire ; Crésus est-il disposé à comprendre des vérités plus hautes ? N’a-t-il pas fait assez pour l’illustration de ses armes ? Saura-t-il concevoir une ambition meilleure ?

Après avoir deux fois vu Samos dans vos chaînes,
Vaincu cinq rois voisins et fait trembler Athènes,
Pour en vaincre encore un qui les surpasse tous,
Vous n’avez plus, seigneur, à surmonter que vous.
Sans être conquérant un roi peut être auguste.
Pour aller à la gloire il suffit d’être juste.