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fut l’occasion d’une brouille entre les deux premiers hommes de son temps pour la poésie, « le célèbre M. de Corneille et l’illustre M. Racine, qui disputaient tous deux de mérite et qui ne trouvent personne qui en dispute avec eux. » Il paraît qu’un jour, à l’Académie, Corneille, faisant l’éloge du Germanicus de Boursault, alla jusqu’à dire qu’il ne manquait à cette tragédie que le nom de Racine pour être complètement achevée. Racine releva ce propos avec aigreur. Corneille le soutint avec feu. « Ils en vinrent, ajoute Boursault, à des paroles piquantes, et depuis ce moment-là ils ont toujours vécu, non pas sans estime l’un pour l’autre (cela était impossible), mais sans amitié.» Grand honneur pour l’honnête Boursault, mais honneur singulièrement périlleux, à supposer toutefois que l’anecdote soit exacte[1]. Après tout, succès d’argent ou succès d’honneur, Boursault avait échoué dans cette tentative d’innovation qui consistait à choisir des héros dans les grandes pages de notre histoire. Les beaux vers de son prologue n’avaient trouvé qu’un public rebelle, et l’un des titres les plus originaux de sa carrière d’écrivain, je veux dire son idée de réforme théâtrale, demeurait caché à ses juges les plus bienveillans.

Voilà bien des raisons d’interroger ce bonhomme de lettres et de réparer un peu, s’il est possible, quelques-unes des injustices dont il continue à être la victime. Encore une fois, qui donc est-il et d’où vient-il ?


II.

C’est dans une petite ville de la Champagne, à Mussy-sur-Seine ou Mussy-l’Évêque, aujourd’hui simple chef-lieu de canton du département de l’Aube, que naquit Edme Boursault, au mois d’octobre 1638. Son père, qui avait passé sa jeunesse dans les armées du roi, n’y avait pas contracté le goût de la discipline et de la règle. La vie militaire paraît n’avoir été pour lui qu’une école de dissipation et de vices. Sa fortune, car il avait du bien, était réservée tout entière à ses plaisirs. Le petit ;Edme Boursault eut-il le malheur de perdre sa mère dès les premiers jours de son enfance? C’est une conjecture à peu près certaine, car on ne trouve aucune

  1. On peut dire ici aux lecteurs ce que Boursault lui-même écrivait à l’un de ses protecteurs, Mgr l’évêque et duc de Langres, après lui avoir raconté une histoire suspecte : « Je vous laisse, Monseigneur, une liberté que vous prendriez bien, quand je ne vous la laisserais pas; c’est d’en croire ce qu’il vous plaira. » Boursault, Lettres, t. II, p. 292. L’anecdote sur l’étrange dispute de Corneille et de Racine à l’Académie se trouve dans un Avis rédigé par Boursault et imprimé en tête du Germanicus. Voyez l’édition du théâtre de Boursault publiée en 1725 par la petite-fille de l’auteur et dédiée à la duchesse du Maine, t. II.