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et viable organisme politique, dans la péninsule ; thracienne, — mais conserver en attendant le cadre tutélaire de l’empire ottoman, et surtout empêcher que la Russie n’y vînt écraser l’avenir aussi bien que le passé, n’y vînt occuper une position des plus menaçantes pour la balance des états et le repos du monde : telle est la signification véritable que la diplomatie des Vergennes, des Metternich, des Talleyrand et des Palmerston a de tout temps attachée à ce mot si mai compris souvent de l’intégrité de la Turquie. Qu’il soit d’ailleurs permis de rechercher si les cabinets de l’Europe ont montré toute la diligence et toute l’énergie nécessaires dans l’accomplissement d’un pareil programme, du moins ; on ne saurait raisonnablement leur reprocher de se l’être tracé.

Il y avait un autre programme à suivre, disent les faux Montesquieu si nombreux de nos jours, les importans et les importuns qui demandent à « couler à fond » la question d’Orient, et qui se feraient forts d’arranger toutes choses à l’amiable et à la satisfaction du public, pour peu que Dieu voulût leur céder la place vingt-quatre heures durant. Il fallait, à les entendre, procéder résolument et dès longtemps à « la liquidation » de l’empire ottoman ; « créer » dans la péninsule thracienne des états indépendans pour en faire « des barrières infranchissables à l’ambition moscovite ; » enfin et au besoin, ériger Constantinople en « ville libre » pour la réconciliation de tous les intérêts… On s’arrêtera ici à cette belle thèse de Constantinople ville libre, uniquement pour faire observer que l’invention n’a pour elle ni le mérite de la nouveauté, ni surtout l’encouragement de l’expérience la plus récente. M. de Caulaincourt eut un jour, dans les commencemens de 1808, la première idée d’un pareil expédient, alors que pressé par les instances russes, poursuivi sans relâche par la langue de chat de l’empereur Alexandre, il émit timidement cette hypothèse, sans oser toutefois la formuler par écrit, et sans que Napoléon ait daigné lui faire l’honneur d’une réponse[1]. A l’époque du congrès de Vienne, où la fantaisie des amateurs en politique se donnait libre carrière, tel général russe, tel publiciste allemand purent rêver, à leur tour, pour la capitale du Bosphore, le sort heureux « de la république de Cracovie, de la cité de Francfort, et des trois villes hanséatiques[2] ; » mais, après l’expérience faite précisément avec la république de Cracovie, avec la cité de Francfort et les trois villes hanséatiques, on a quelque peine à garder son sérieux devant des pastorales de ce genre. Proclamer Constantinople ville libre dans notre âge de fer et de sang, mais ; autant vaudrait confier le Régent et le Kokinoor à la probité des

  1. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, VIII, p. 447.
  2. Frédéric de Gagern, Tagebuch, 1839, et Charles de Villers, Constitutions des trois villes hanséatiques, Leipzig, 1814, p. 132.