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et le christianisme s’accordent. Au fond l’idée n’était pas neuve. Au moyen âge, les Jacques en France et les paysans révoltés, au XVIe siècle, en Allemagne invoquaient l’Évangile. Les hommes de la révolution française qui rêvaient plus que l’établissement de la liberté et de l’égalité civile faisaient de même, et Camille Desmoulins, dans son langage cynique, appelait Jésus le premier des sans-culottes. Après 1848, les socialistes français citaient volontiers les pères de l’église à l’appui de leurs doctrines, et un communiste qui ne manquait pas d’esprit, Villegardelle, composa tout un volume d’extraits de leurs écrits qui prouvaient qu’il fallait sur l’heure abolir la propriété privée[1]. En 1852, douze ans avant l’évêque de Mayence, un philosophe catholique d’un rare mérite, ancien collaborateur de cette Revue, François Huet, fit paraître un volume, le Règne social du christianisme, où l’on trouve exposées avec plus de méthode, de clarté et de science, les idées que développent aujourd’hui les catholiques socialistes.

Quand on invoque l’Évangile en faveur du communisme ou du socialisme, on a tout à la fois tort et raison. Si l’on prétend que le christianisme impose telle ou telle organisation politique ou sociale, on a tort. Ce que Jésus prêchait, c’était le changement des cœurs, la réforme intérieure. Il ne songeait pas à modifier la société qui l’entourait ; elle devait bientôt disparaître dans une révolution cosmique dont les évangélistes nous tracent l’effrayant tableau. C’était « sur une autre terre et sous d’autres cieux » que devait se réaliser l’idéal annoncé : « Mon royaume n’est pas du monde d’à présent, » disait le Christ. Mais ce qui est vrai c’est que l’Évangile, comme les prophètes de l’Ancien Testament, est plein d’un souffle puissant de fraternité et d’égalité. La « bonne nouvelle (εὐαγγέλιον) du royaume » est annoncée aux pauvres. Dans le royaume les premiers seront les derniers. Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. — Quoi qu’en disent les ennemis du christianisme, c’est incontestablement de l’Évangile qu’est sorti ce mouvement d’émancipation des classes inférieures qui, après avoir détruit peu à peu l’esclavage et le servage, a fait proclamer l’égalité par la révolution américaine d’abord et puis par la révolution française. Tout ce que l’on fait pour relever les humbles et adoucir le sort des indigens est conforme aux enseignemens du Christ, et ainsi le socialisme, dans sa tendance générale et en tant qu’il n’aspire, suivant la formule saint-simonienne, qu’à « améliorer la condition morale, intellectuelle et matérielle du plus grand nombre, »

  1. Histoire des idées sociales avant la révolution, par F. Villegardelle. Voyez de la même époque et dans le même ordre d’idées l’Évangile devant le siècle, par Simon Granger.