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ne désirait aucun territoire au sud des Balkans, aucune partie de la Roumélie, rien que la banlieue de Constantinople, cette petite langue de terre que, dans le jargon familier qu’il s’était fait avec l’ambassadeur de France, il appelait la langue de chat… » — Quel aveu, remarquons-le en passant, et que cette langue de chat est éloquente ! — Toutefois Alexandre appréciait trop sainement la valeur des avantages promis par le pacte de Tilsit pour ne pas s’y attacher avec énergie et n’en pas désirer ardemment la réalisation la plus prompte ; comme Napoléon, de son côté, sentait trop bien le danger de laisser la Russie s’établir sur le Danube et au pied des Balkans, pour ne pas écarter autant que possible les éventualités qui, d’après les stipulations du traité occulte, devaient amener cette fâcheuse conjoncture. Il y eut alors entre la France et la Russie un jeu exactement pareil à celui de 1780 à 1790 entre la Russie et l’Autriche. Napoléon avait pensé seulement « occuper l’imagination » d’Alexandre par la politique de Tilsit, comme Joseph II n’avait cru que « chatouiller la vanité » de Catherine par le projet grec ; mais Alexandre, à l’exemple de Catherine, fut d’un sérieux désespérant, et après le mot demanda la chose. On a vu plus haut la lettre de l’impératrice dans laquelle elle invoquait « je ne sais quel verset de l’Alcoran » à preuve de la chute imminente de l’empire ottoman ; de même M. de Roumiantsof, le ministre et le principal confident d’Alexandre, disait dès le mois de septembre 1807 à l’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, en désignant les dépêches reçues à l’instant de Constantinople, « qu’il voyait bien que c’en était fait de la Turquie, et que sans que le tsar s’en mêlât, l’empereur Napoléon serait bientôt obligé d’annoncer lui-même dans le Moniteur l’ouverture de la succession des sultans, pour que les héritiers naturels eussent à se présenter. » Comme Catherine à Cherson, Alexandre insista sur la nécessité d’une nouvelle rencontre avec son allié à Erfurt, rencontre décisive, et qui devait ne laisser place à aucune équivoque. L’entrevue eut lieu en octobre 1808 ; Napoléon s’y montra inflexible sur l’article de Constantinople, maintint la nécessité de conserver l’empire ottoman et n’accorda pour le moment que l’entrée en possession immédiate des provinces danubiennes. La joie du tsar n’en fut pas moins grande et expansive, et à la représentation de l’Œdipe de Voltaire le « parterre des rois » jouit d’un spectacle demeuré célèbre dans l’histoire : le vaincu de Friedland saisit et serra fortement la main de son vainqueur, au moment où Philoctète prononçait sur la scène le vers :

L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux !…


Ce n’est pourtant qu’au bout de soixante-dix ans, après maintes