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nous étaient favorables ? » Joseph accepte donc le rendez-vous en Crimée : « L’amour-propre, ce sentiment qui ne quitte jamais l’homme, l’engage cependant à ne pas cacher à Sa Majesté Impériale que le comte de Falkenstein lui paraîtra fort dégradé en partie par le laps du temps ; une perruque couvre sa tête… » Au printemps de l’année suivante (mai 1787) eut enfin lieu la rencontre tant débattue. L’empereur accompagna la grande Catherine dans ce fameux voyage à travers la Tauride, à travers ces cités et ces châteaux éphémères que sut faire sortir de la terre « le génie trompe-l’œil » de Potemkine ; il la suivit jusqu’à Sébastopol, il ne cessa de la dissuader de l’agression projetée contre la Turquie, et il crut avoir gain de cause. Comme le traité de 1781 n’avait été conclu que pour huit ans, on put même se flatter alors à Vienne d’arriver bientôt au terme sans avoir touché le cap des tempêtes ; mais on comptait sans l’habileté de la diplomatie moscovite, sans cette « logique russe » qui, selon le mot d’un agent français du temps, ne manque jamais de tourner « ces pauvres Turcs en agresseurs[1]. » Deux mois à peine après la rentrée de l’empereur Joseph dans ses états, le divan, exaspéré et poussé à bout par les exigences de l’ambassadeur russe, M. Boulhakof, rompait des négociations décevantes, et déclarait la guerre (24 août 1787).

Le fatal casus fœderis si longtemps, si savamment éludé et conjuré, venait ainsi se produire au dernier moment dans toute sa rigueur inéluctable, et l’empereur d’Autriche n’eut plus qu’à s’exécuter. La guerre une fois imposée, Joseph II s’y jeta même avec toute l’impétuosité de son caractère ardent, de son esprit mal équilibré, et sans souci de la révolution formidable qui venait précisément d’éclater dans ses possessions de Flandre et de Brabant. Il se proclama le « vengeur de l’humanité, » et parla dans des notes diplomatiques de sa ferme résolution de délivrer l’Europe du fléau des barbares. Catherine fut ravie de ces dispositions de son auguste allié. « Accoutumée aux procédés d’amitié, de franchise et de loyauté de Votre Majesté Impériale, — lui écrivit-elle dès le 11 septembre 1787, — et ayant le bonheur de connaître depuis plusieurs années le grand caractère de l’empereur Joseph II, j’ai été moins étonnée, je l’avoue, que touchée de l’empressement vif et sincère avec lequel Votre Majesté Impériale a été au-devant de toute réquisition que nos engagemens respectifs me permettaient de lui faire. » Elle ne négligea pas non plus les grands moyens révolutionnaires d’autrefois, et ses agens travaillèrent avec une activité

  1. Favier (l’aide principal du comte de Broglie dans la diplomatie secrète de Louis XV), Conjectures raisonnées sur la situation actuelle de la France. — Politique de tous les cabinets de l’Europe, II, p. 119.