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moi, on nous donna à manger. Je laissai la moitié de ce qui m’était donné, car je n’avais pas l’habitude de manger autant à la fois, et je fus longtemps à m’y accoutumer. Après dîner, une vieille femme m’introduisit dans la salle de bains, me fit enlever mes vêtemens, et me dit d’entrer dans l’eau sans avoir peur. Je n’avais pas peur, car j’avais l’habitude de passer ma vie dans la Tamise. Je sautai donc dans le bain sans la moindre hésitation; mais à peine y étais-je entré que j’en ressortis en poussant des cris affreux. L’eau était chaude, et je n’avais aucune idée de ce que pouvait être un bain chaud. Je m’imaginai qu’on voulait me faire mourir, et jamais, je crois, je n’ai eu si peur de ma vie. Aussi ni prières, ni menaces, ne purent-elles vaincre ma résistance que j’entremêlais de beaucoup de juremens.

« Ce fut précédé par le récit de cette histoire que j’entrai dans la classe. Le maître me demanda mon nom. Je refusai de répondre. Il insista. Je lui répondis : — Trouvez-le vous-même, Carotte (il avait les cheveux roux). — À cette réplique, un moniteur mit la main sur moi, ce qui lui valut un bon coup de poing pour sa peine; mais comme il était plus grand que moi, il m’amena devant le maître, qui en me menaçant avec une férule obtint de moi l’indication de mon nom. On nous mena ensuite à l’église, et, comme je n’avais pas la moindre idée de ce que c’était que le service divin, je me souviens de mon étonnement à l’aspect de tous ces gens qui chantaient ensemble. A la sortie de l’église, j’attrapai un coup de férule pour avoir dormi; aussitôt je me précipitai sur le maître et lui lançai plusieurs coups de pied. Aussi demeurai-je en pénitence le reste de la journée. Je tins bon ; mais le soir, lorsque je fus couché, je me mis à pleurer silencieusement en ramenant mes couvertures sur ma tête, et pendant bien des nuits je continuai de pleurer ainsi, en me demandant parfois ce qu’était devenue ma sœur. »

Pour venir à bout de natures aussi incultes, la première des conditions c’est le temps, et cette condition n’est pas toujours remplie. Les orphelins et les abandonnés demeurent à l’école jusqu’à seize ans, et lorsqu’ils ont été admis en bas âge, la durée de leur éducation est suffisante. Il n’en est pas de même de ces casual children, qui sortent de l’école en même temps que leurs parens sortent du workhouse. Pour ceux-là, il est impossible de fixer la durée moyenne de leur séjour, qui a lieu plus souvent en hiver qu’en été (il y a environ cinquante mille pauvres de plus dans les workhouses au mois de janvier qu’au mois de juillet) et qui se répète souvent deux ou trois fois. Pour ceux-là, il est impossible de faire aucun fond sur l’éducation intermittente qui leur est donnée, et s’ils tournent mal, il n’est pas équitable d’en attribuer la