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donnât audience; ils s’impatientaient, un huissier vint les annoncer. — Dites-leur, s’écria Cromwell, la tête sous la table, dites-leur que je suis retiré et que je cherche le Seigneur. — Cromwell riait quelquefois ; M. Carteret ne rit jamais, pas même lorsqu’il cherche le Seigneur.

Quand M. de Bismarck entreprit sa campagne contre l’église, M. Thiers dit un jour : « M. de Bismarck se trompe, il prend des guêpes pour des abeilles. » Le chancelier de l’empire germanique s’est avisé de son erreur, s’il est vrai qu’il s’occupe aujourd’hui de négocier sérieusement avec Rome. M. Carteret se plaisait à considérer ce grand homme d’état comme un allié, comme un confrère en politique ecclésiastique. Il s’écriait souvent : « Bismarck et moi. » Il lui a même échappé de dire : « Moi et Bismarck. » M. de Bismarck faisant défection, il dira : Moi seul, et c’est assez. Mais Genève et la Suisse ne paraissent pas trouver que ce soit assez, ni qu’au XIXe siècle la théologie doive jouer un rôle dominant dans la politique. Que les tribuns qui voudraient engager la France dans un conflit à outrance avec l’église y regardent à deux fois ! M. de Bismarck serait charmé de les voir aux prises avec les guêpes. Le jour où Versailles serait l’ennemi juré du Vatican, le Vatican s’empresserait de se concilier l’affection de Berlin, sans chicaner sur les clauses du traité. Sans doute Rome est toujours envahissante, et c’est le devoir des gouvernemens de réprimer ses entreprises; mais qu’ils se gardent bien de dogmatiser! Toute ingérence de l’état dans les affaires de foi lui tourne à piège, et le cri des consciences opprimées amasse tôt ou tard des charbons allumés sur sa tête. M. Carteret prétend que la seule manière d’amener l’église à composition, c’est « la manière forte. » A la manière forte il faut préférer la manière adroite; que serait donc la politique, si les hommes d’état pouvaient se dispenser d’être habiles ?

Le 6 octobre, et tout récemment encore dans les élections fédérales où M. Carteret est resté sur le carreau, le peuple de Genève, à la suite d’une expérience de plusieurs années, a désavoué son gouvernement; il lui a signifié qu’il réprouvait les abus de la démocratie autoritaire et qu’il l’engageait à ne plus faire de théologie. Cette résolution courageuse et libérale mérite d’être méditée hors de Suisse. Les grands états auraient tort de mépriser les avertissemens qu’ils reçoivent des petits pays; il appartient quelquefois aux petits de donner de grands exemples.


G. VALBERT.