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trouvé enfin que le résultat de tant d’obsessions et de méchantes querelles a été de transformer en de chauds catholiques beaucoup de tièdes et d’indifférens. En définitive on a donné les églises à ceux qui n’y vont pas, on a condamné ceux qui y vont à se réfugier dans des chapelles construites à leurs frais.

Il ne faut pas croire que le catholicisme libéral soit pour M. Carteret, le dernier mot, l’expression suprême de la vérité théologique ; mais il se flatte d’épurer par degrés les doctrines, comme on épure les huiles. Il espère que par une série de manipulations savantes le dogme des vieux-catholiques se réduira peu à peu à une sorte de religion naturelle; il espère également que le protestantisme libéral, vainqueur de l’orthodoxie calviniste, à force d’être filtré et clarifié, ne sera plus qu’un rationalisme incolore et tout à fait limpide. Protestans et catholiques se donneront la main et communieront ensemble, si l’on communie encore; ils seront tous déistes, et il n’y aura plus dans Genève qu’un seul troupeau et qu’un seul pasteur. Voilà le rêve de cet homme d’état, qui en ceci comme sur d’autres points est un disciple de Jean-Jacques. Il est dit en effet dans le Contrat social qu’il y a une profession de foi purement civile, dont il appartient au souverain de fixer les articles, et qu’il est nécessaire de l’adopter pour être un bon citoyen. L’existence d’un Dieu tout-puissant, bienfaisant et rémunérateur, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchans, tels sont les dogmes de la religion civile, à quoi Rousseau ajoute la sainteté des lois, mais il ne dit rien des règlemens ; c’est à M. Carteret de réparer cette fâcheuse omission. Jean-Jacques estimait que, sans pouvoir obliger personne à admettre tous ces articles, le souverain peut bannir de l’état quiconque ne les croit pas, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement la justice. « Si quelqu’un, disait-il encore, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu’il soit puni de mort; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois. » M. Carteret ne va pas aussi loin que Rousseau, il ne veut la mort de personne. Il ne décolle pas les coupables, il les inquiète, il les moleste, il les tracasse pour les faire réfléchir. C’est par l’usage et même par l’abus des petites vexations qu’il se promet de réaliser son idéal et de voir se lever sur Genève le grand jour où catholiques et protestans auront la même profession de foi, les mêmes sentimens, le même catéchisme et le même évêque. Ce jour-là, M. Carteret mettra un bouquet de roses à sa boutonnière, et il célébrera en grand appareil la fête de l’Être suprême.

« Ne remuez pas les choses tranquilles, » disait Mazarin. Il est facile de brouiller les cartes, mais, tôt ou tard, on éprouve le besoin de les débrouiller, et cela n’est pas toujours aisé. La situation ecclésiastique de Genève est embarrassante, pénible, irritante pour tout le monde, et