Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 30.djvu/23

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Depuis lors, poursuit l’ambassadeur, le projet parut abandonné, et les courtisans ne se firent pas faute d’en plaisanter à la dérobée; les seuls initiés s’obstinèrent à croire « que la souveraine conservait encore en elle le désir de l’exécution, » et ils citaient à l’appui une parole caractéristique dite par l’impératrice au ministre de sa maison. Sur la demande de ce dernier s’il fallait affecter à l’entretien du nouveau-né la même somme qui avait été fixée dans le temps pour son frère aîné (Alexandre) : « Certainement, a répondu la tsarine, car le cadet est dès son enfance le grand seigneur que l’autre ne deviendra qu’après la mort de deux personnes (Catherine et Paul). » Non moins significatif fut cet autre trait, lorsqu’à la veille de son départ pour Mohilef, où elle devait rencontrer l’empereur Joseph II, elle fit faire le portrait de l’enfant prédestiné, tenant en main le drapeau de Constantin le Grand avec la célèbre inscription : In hoc signo vinces. L’ambassadeur apprit de source certaine qu’à Mohilef l’impératrice avait tâché de gagner Joseph II à ses vues, ne doutant pas du succès, « s’ils agissaient de concert. » L’empereur Joseph raconta lui-même cet entretien au grand-duc Paul « en s’en moquant » et en disant : « Tout cela serait très bien, s’il n’y avait que nous deux en Europe. »

Goertz crut dès lors opportun d’adresser quelques questions à ce sujet au chancelier de l’empire, le comte Panine. Le chancelier, visiblement embarrassé, mais voyant que son interlocuteur était bien informé, convint de tous les faits ; il ajouta toutefois aussitôt « avec les assurances les plus fortes » que l’exécution de ce plan n’était point à craindre, et cela par la raison « qu’il n’y aurait point de Russe qui ne s’y opposât; » le seul homme de la nation qu’on pourrait soupçonner d’appuyer un tel projet « par des vues d’intérêt particulier » était le prince Potemkine ; et c’est pour cela que le chancelier finit par prier l’ambassadeur de ne pas parler de la chose à son roi, afin de ne pas lui laisser trop voir « les côtés faibles de la Russie. »

Goertz se conforma au désir du chancelier Panine et se tut en effet pendant de longs mois ; mais aussitôt après la mort de Marie-Thérèse (29 novembre 1780) il apprit que Joseph entretenait une correspondance intime avec Catherine, où il « l’encensait toujours sur le projet grec » et lui promettait toute son aide pour l’exécution. Il offrait même « de lui envoyer un blanc signé, se rapportant à elle des conditions qu’elle y mettrait, » et lui recommandait de traiter toute cette matière entre eux deux, ayant appris par expérience « que les ministres gâtaient toujours les affaires... » Sous le coup de toutes ces informations, dont il garantissait langoureuse exactitude (il les tenait évidemment de Panine lui-même), l’ambassadeur