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radical, qui avait fait quelque bruit dans le monde par certaines mesures rigoureuses, d’autres disent oppressives, qu’il avait prises contre le catholicisme. Ce gouvernement était odieux aux catholiques, il était médiocrement agréable aux conservateurs, mais il paraissait avoir pour lui l’adhésion, les sympathies, la faveur de la grande majorité du peuple. On n’a pas appris sans quelque étonnement que le 6 octobre ce peuple avait donné à ses gouvernans une sévère leçon, en repoussant un projet de révision partielle de la constitution, qui était patronné par M. Carteret et ses collègues. Ces brusques reviremens de l’opinion ne sont pas rares sur les bords du Léman. Genève est un pays de forte vie publique, et à de certaines heures la voix populaire y est toute puissante ; mais c’est aussi un pays où règne un esprit de coterie étroit, exclusif, qui est à proprement parler la maladie genevoise, car tout peuple a ses maladies. Les citoyens de cette république à la fois prospère et remuante aiment beaucoup le bruit, mais ils n’ont pas moins de goût pour le mystère. Tout parti dominant, parvenu au pouvoir, tombe bientôt sous la dépendance, sous la tutelle secrète de quelques meneurs, et le gouvernement devient la propriété d’un comité de surveillance, plus ou moins nombreux, qui le regarde, en tout bien tout honneur, comme sa ferme, comme sa métairie, qui considère les affaires générales comme son patrimoine, et qui règle, décide tout sous le manteau de la cheminée, coupant, taillant, rognant dans l’ombre et en pleine liberté. Il est difficile de se promener dans les rues de Genève, aux alentours de l’hôtel de ville, sans rencontrer des gens dont le regard semble dire : La république c’est nous, et c’est à nous que doit s’adresser quiconque prétend devenir quelque chose. Ces importans personnages, qui disent nous et qui ont mis leurs quinze ou vingt têtes dans le même bonnet, tiennent dans leurs mains tous les fils ou toutes les ficelles; ils disposent des places, ils protègent et soignent leurs amis, ils rendent la vie fort désagréable à leurs ennemis, et leur puissance occulte s’étend aux plus petites choses; le Genevois n’oublie jamais les petites choses, son bonheur comme son malheur se compose de détails. Dans le temps où les conservateurs, qui comptaient parmi leurs chefs des hommes capables et distingués, étaient au pouvoir, M. James Fazy les surnomma un jour « le parti des nous. » Il fit une révolution, et au gouvernement des nous succéda le gouvernement d’un moi fort envahissant, mais fort intelligent et même fort libéral, toutes les fois qu’il n’y allait pas de son intérêt particulier. La dictature, souvent géniale et parfois compromettante de M. Fazy, a fini par s’user, et il ne s’est trouvé aucun homme de sa taille pour recueillir son héritage. Aujourd’hui Genève est gouvernée de nouveau par une coterie ; ce ne sont plus les mêmes hommes, mais ils disent nous, et ce mot leur remplit la bouche.