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un obstacle à la prise en considération de votre musique ; rien ne se perd de ce qui vaut la peine de vivre ; puisque les circonstances s’opposent à ce que les Amans de Vérone soient représentés, renoncez-y pour le quart d’heure, et, quitte à vous y reprendre plus tard, écrivez tout de suite un nouvel opéra; la grande affaire pour nous tous qui vivons de la pensée est de ne jamais rester inactifs; souvenez-vous de Victor Hugo à ses débuts qui, voyant Marion Delorme entravée par la censure, rentrait chez lui, jetait au tiroir son manuscrit et faisait Hernani. »

Une année environ s’était écoulée, quand l’auteur des Amans de Vérone nous annonça qu’il avait mis à profit notre conseil et composait un Othello. Nous eussions préféré un sujet original, mais somme toute, comment blâmer un musicien de son héroïque fidélité à Shakspeare? « Si c’est un crime d’aimer trop le vin d’Espagne, disait Falstaff, qu’on me pende! » Le marquis d’Ivry courait un risque beaucoup moindre : celui de ne pas être joué davantage, car le bruit se répandit presque aussitôt que Verdi, de son côté, s’occupait du Maure de Venise. De Gounod en Verdi, toujours l’inexorable concurrence; décidément la fée Guignon s’en mêlait, et cependant elle y perdit sa peine. Auber donnait en ce moment à l’Opéra-Comique le Premier jour de bonheur, et M. Capoul y brillait de tout l’éclat de sa jeunesse et de son talent. Une personne de grand esprit, bien connue de la société parisienne pour son ardeur à servir la cause de ses amis, comprit tout de suite le parti qu’on pourrait tirer de cette voix exquise, chaleureuse et portée au style en remployant dans un genre plus dramatique et plus relevé, et, sans perdre une minute, elle écrivait au marquis d’Ivry : « J’ai trouvé votre Roméo, accourez. » Convertir à la cause d’une œuvre de valeur et d’un rôle tel que celui-là un artiste comme M. Capoul devenait presque une tâche facile, d’autant plus que l’auteur des Amans de Vérone est au piano le plus éloquent et le plus fougueux des entraîneurs, il a dans la voix et l’expression toutes les flammes du vieux vin de ses coteaux bourguignons, et pour peu que vous ayez le sens artiste, vous céderez à cette force de conviction qui ne désarme pas. La conversion de M. Capoul fut instantanée, il voulait donner la pièce à Londres avec Christine Nilsson pour Juliette, puis d’autres combinaisons furent agitées qui ne devaient pas mieux réussir.

On eut ainsi l’aventure du Théâtre-Lyrique à la Gaîté sous la direction Vizentini, puis celle du Théâtre-Lyrique à Ventadour, sous la direction Escudier; mais cette fois heureusement s’est rencontré M. Capoul pour empêcher la catastrophe imminente et couper court, fût-ce momentanément, aux déplorables conséquences d’une maladresse du ministre des beaux-arts. Personne ne contestait à M. Bardoux le droit de disposer des 300,000 francs confiés très libéralement par la chambre à sa discrétion;