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et savait se défendre contre les enchantemens de ces Loreleys. Il savait surtout que les chefs-d’œuvre ne se refont pas et que la musique que nous sentons tous vivre au cœur de son merveilleux répertoire, il faut renoncer à la transcrire. Scribe possédait cet art singulier, mort avec lui, d’imaginer prosaïquement et bourgeoisement des textes dramatiques d’où, par l’incarnation d’un compositeur de génie, se dégageaient à l’instant des mondes d’idéalités toutes musicales en ce sens que, le chef-d’œuvre une fois sur ses pieds, le seul musicien pouvait s’en attribuer sans partage et la possession et la gloire. Ainsi par exemple, quand je dirai qu’Auber est l’auteur de la Muette et Meyerbeer l’auteur des Huguenots, nul, je suppose, ne croira que je plaisante, tandis que peu de gens me prendront au sérieux si je viens raconter que l’auteur de Faust c’est M. Gounod, et que l’auteur d’Hamlet s’appelle Thomas; de plus, les sujets devenus populaires dans un autre art ont l’inconvénient de se présenter presque toujours au musicien par épisodes. Il y a la scène du jardin, la scène de l’église, la scène du balcon, l’acte du tombeau; tout cela prévu et passionnément attendu d’un public d’amateurs très disposé à se montrer coulant sur le reste pourvu que cette satisfaction lui soit donnée de voir les tableaux d’Ary Scheffer ou d’Eugène Delacroix mis en musique. Or cet inconvénient, déjà grave, ne manquera point de s’accroître encore avec un esprit facile à s’oublier aux rêveries et toujours côtoyant. N’est-il point vrai que le Faust de M. Gounod, comme son Roméo, agissent sur vous beaucoup moins dans leur ensemble que par certains détails. Au théâtre et jugée en bloc, la chose manque d’intérêt, de cohésion, disons le mot, d’architecture; mais que d’ingénieuses sentimentalités, de jolies rencontres et de variétés agréables qui se font surtout remarquer par l’expression choisie, savante! le monument laisse à désirer, mais les alentours en sont charmans.

Le Roméo de M. Gounod n’étant point fait pour décourager personne, il vient de nous en naître un autre, un Roméo par-dessus le marché, car, si j’ai bien compté tout à l’heure, nous tenions la douzaine. Celui-ci fournira le treizième, sera-ce le définitif? Nous préservent les dieux de rien prophétiser à cet endroit; ce que pourtant nous pouvons dire, c’est que l’enfantement n’aura pas été jeu facile. Voici tantôt douze ans que l’auteur peine à la besogne, et l’histoire serait longue des touches, retouches, variantes, polissages et repolissages que les événemens et les conseils de l’expérience ont fait subir à sa partition. Nombre de gens se souviendront d’avoir vu vers l’an 1867 s’épanouir derrière la vitrine des marchands de musique un volume à couverture jaune et portant ce titre : les Amans de Vérone, par Richard Yrvid. Rien de plus mélancolique et de plus lamentable qu’une partition d’opéra non représenté si ce n’est la brochure d’une