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que présente une lettre du tsar écrite dans le même temps aux Monténégrins[1]. « Notre Majesté Tsarienne connaît, y lit-on, la bravoure de vos anciens maîtres, la profondeur de vos bons cœurs chrétiens, et l’art avec lequel vous vous êtes servis de vos armes pour la défense de la foi; nous en avons été informés par des livres imprimés, et tout l’univers sait qu’Alexandre le Macédonien, avec une petite armée recrutée parmi vos peuples, a battu bien des souverains et subjugué de nombreux empires. Au moment présent, par Dieu indiqué, il vous sied de renouveler votre antique gloire, et, en vous joignant à mes armées, de combattre pour la foi et la patrie, pour votre honneur et votre dignité, pour la sécurité et la liberté de vos successeurs. Si chacun de vous fait son devoir et combat pour sa foi, le nom du Christ sera glorifié au-dessus de tout, et les descendans du païen Mahomet seront repoussés dans leur ancienne patrie, dans les sables et les steppes de l’Arabie. » Chose surprenante, dès ce temps aussi apparaît l’extrême prédilection du gouvernement russe pour le Monténégro, parmi toutes ces peuplades de la péninsule de Thrace; c’est par l’intermédiaire du vladyka de la Montagne-Noire que Pierre le Grand s’adressait aux habitans de la Serbie, de la Macédoine, de l’Herzégovine et du littoral de la mer (Primortsy), en lui donnant ainsi l’investiture d’une sorte de domination sur ces contrées.

Encore une fois, tout l’appareil religieux, philosophique, national et révolutionnaire des tsars pour la destruction de l’empire ottoman, nous le voyons déjà monté et mis en œuvre dans cette campagne du Pruth; il est vrai aussi que dès lors se révèle du côté des Russes le grand défaut qui leur a préparé plus d’un mécompte dans la carrière orientale : une confiance présomptueuse dans leurs propres forces et un mépris peu justifié de celles de l’adversaire. Il est remarquable en effet que, malgré de si nombreuses luttes avec la Turquie, les Russes n’ont jamais su apprécier à sa juste valeur le soldat musulman, et sont presque toujours entrés en campagne avec des armées et des ressources insuffisantes. Plevna n’est point un fait unique dans les annales des guerres turco-russes, et ceux que cet échec des armes du tsar a étonnés de nos jours ont tout simplement oublié l’énergique résistance qu’en mainte occasion les Osmanlis ont su opposer aux Moscovites, depuis la défense d’Azof, vers la fin du XVIIe siècle, jusqu’à celle de Kalafat et de Silistrie en 1854. En 1711, cette présomption russe faillit amener une catastrophe terrible et mit le fondateur de la grandeur russe à deux doigts de sa perte. Entré en Moldavie avec 38,000 hommes, Pierre le Grand se

  1. Reproduite d’après les archives dans Solovief, Istoriya Rossiy (Moscou, 1873), XVI, p. 75.