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de se servir depuis lors jusqu’à nos jours contre l’empire ottoman. C’est ainsi que les hostilités de 1711 ont été précédées par la demande de Pierre le Grand à la Sublime-Porte que les clés du saint sépulcre à Jérusalem fussent livrées au clergé grec, tout comme il est arrivé depuis, lors des transactions qui précédèrent la guerre de Crimée. Au moment de rompre avec la Porte, le tsar fit publier en latin un grand Exposé[1] adressé au monde honnête et impartial (honestus et a partium studio alienus mundus), et cet appel à l’opinion publique était une innovation considérable. La remarque a d’ailleurs été déjà faite, et très finement[2], qu’en général Pierre le Grand est le premier souverain qui ait mis en avant dans les traités politiques les principes abstraits. Jusqu’alors les puissances qui se faisaient la guerre citaient dans leurs manifestes les traités et conventions antérieurs, alléguaient leurs droits acquis : les ministres étaient des espèces d’avocats qui toujours s’appuyaient sur un code de lois positives, reconnu par tout le monde ; Pierre le Grand fut le premier à en appeler aux principes, à la loi divine ; dans un document il parle même des lois fondamentales de la nature. En flétrissant, dans son Exposé de 1711, « le joug barbare sous lequel gémissaient tant de chrétiens, » — depuis le jour de Lépante l’Europe n’avait plus entendu un pareil langage, — l’autocrate russe ne se borna pas à comprendre ces chrétiens sous la vague dénomination de « royaume grec, » comme on l’avait fait au XVe et au XVIe siècle ; il parla distinctement et en connaissance de cause « des Grecs, des Valaques, des Bulgares et des Serbes, » et c’est la première fois peut-être que ces noms ignorés ont figuré dans un acte diplomatique de premier ordre. Des rapports clandestins avaient été noués depuis longtemps avec toutes ces populations, même avec les Slaves de l’Autriche (Avstriyski Serby), et de nombreux et actifs émissaires parcouraient au dernier moment les provinces turques, en poussant au soulèvement. Les deux hospodars de la Moldavie et de la Valachie s’empressèrent de rejoindre le tsar dans son camp, après avoir renouvelé à Constantinople leur serment d’inébranlable fidélité au padichah. Les historiens néo-grecs[3] nous ont également conservé la proclamation de Pierre le Grand au peuple hellénique, pièce d’une facture bizarre, et d’un style aussi peu classique que possible ; mais rien n’égale l’intérêt

  1. Justitia armorum, quæ sacra sua czarea majestas Petrus I, Magnæ Russiæ Imperator, in sui defensionem adversus perfidum Turcarum sultanum Achemetem, pacis violatorem, arripuit, propalam exposita. Ad mandatum ejusdem majestatis typis evulgata. Voir Lamberty, Mémoires pour servir à l’histoire du XVIIIe siècle (La Haye, 1731), VI, p. 411-26.
  2. Adam Mickiewicz, Cours de littérature slave, II, p. 408.
  3. Paparrégopoulos, Historia tou hellenikou ethnous (Athènes, 1871), V, p. 615.