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travers l’enthousiasme de ses vers, au fond même de cette passion ardente qui les anime, le sentiment désespéré du vide de cette vie que sa doctrine paraît de tant d’illusions et que son imagination complice s’efforçait en vain d’aimer ? On a dit avec raison que la véritable réfutation de la doctrine qui prêche la volupté est la tristesse de son plus grand interprète. Lucrèce ne craint plus la mort, qui est, à ses yeux, désarmée de ses épouvantes ; mais il n’aime plus la vie, qu’il a trop analysée. De là un contraste saisissant qui fait l’intérêt pathétique de son œuvre : la lutte entre une doctrine et une âme dont l’une contredit l’autre. Nul n’a mieux senti que lui ce néant de la vie sans avenir et sans but, quand on l’a réduite à la poursuite du plaisir et qu’on ne peut plus rien espérer d’elle. Alors la nature, lasse des vaines plaintes qu’on lui fait, prend la parole, dans des vers magnifiques, et dit à l’homme : « Insensé, si tu n’es plus heureux, si tu ne peux plus l’être, que ne cherches-tu dans la fin de ta vie un terme à tes peines? Car enfin, quelque effort que je fasse, je ne peux plus rien inventer de nouveau qui te plaise ; c’est toujours, ce sera toujours la même chose ; attends-toi à ne voir jamais que la même suite d’objets, quand même ta vie devrait triompher d’un grand nombre de siècles, bien plus, quand tu ne devrais jamais mourir. » L’ennui de la vie, voilà la dernière conséquence logique et inattendue d’une doctrine qui avait pensé combler de joie l’existence humaine en la débarrassant du souci et des terreurs de l’avenir, en la ramassant sur elle-même dans l’instant présent, pour concentrer en elle plus de jouissance et de bonheur. C’est que le plaisir, même avec l’insouciance de la mort, ne peut suffire à l’âme humaine : quand on lui pote la crainte de la mort, on lui inspire du même coup la crainte du néant, qui décolore tout et désenchante même la vie présente. Il n’y a qu’une théorie de la vie, vraiment libératrice et qui affranchit l’homme de la crainte servile de la mort : c’est celle qui donne un grand objet à la vie finie, un objet infini, si je puis dire, soit le dévoûment à une idée éternelle, soit la personnalité morale à créer par l’épreuve, soit le progrès humain, la rédemption de la pauvre espèce humaine de ses erreurs et de ses misères, sait un grand espoir d’outre-tombe, un objet enfin qui soit à la hauteur de l’âme humaine, une raison de vivre qui vaille la peine que l’on vivre, que l’on soufffe et que l’on meure pour elle.


E. CARO.