Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 30.djvu/121

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à la vie et que le temps est fini pour ceux qui sont morts ; dès lors la vie présente n’a plus aucun prix pour eux : comme elle leur paraît un point ou plutôt un rien au prix de l’éternité, ils n’en font plus aucun cas, ils la méprisent, ils négligent même de jouir : à quoi bon une sensation si courte en face de cet infini ténébreux ? à plus forte raison négligeront-ils la vertu, parce qu’ils tombent dans le pire des maux, le découragement : êtres d’un jour, à quoi peuvent-ils prétendre et que peut-il y avoir de grand dans leurs œuvres ? Ils n’essaient de rien faire en ce genre, ils se méprisent eux-mêmes. — Du même coup qu’on enlève aux hommes ordinaires les plus douces espérances qui peuvent les susciter à de grands efforts et les tirer de leur médiocrité, on décourage la vertu, on décourage l’héroïsme, on désespère la science et la philosophie. Quelle vertu, en combattant le mal sur cette rude terre, n’a jeté les yeux de l’autre côté de la tombe pour y trouver un puissant réconfort ? quel héros en mourant pour sa patrie n’a fait le songe de l’athlète qui sait qu’il ne recevra jamais la couronne pendant le combat, mais seulement après la victoire ? Quant à ceux qui se sont livrés à la recherche et à la contemplation de la vérité, aucun d’entre eux n’a jamais pu satisfaire dans cette vie l’amour dont il était enflammé par elle, parce qu’il ne la voyait qu’à travers le nuage de son imagination, de ses sens et de ses passions. Ils travaillent à dégager leur âme, à l’épurer ; ils font de la philosophie une étude de la mort ; l’espérance de la vérité qu’ils contempleront dans sa source même les remplit d’une volupté inexprimable et d’une attente délicieuse. Épicure prétend que la pensée d’un anéantissement total procure aux hommes un bien plus agréable et plus solide en leur ôtant la crainte de maux éternels ; mais si c’est un grand bien que d’être délivré de l’attente d’un mal infini, n’est-ce pas un grand sujet de tristesse que de perdre l’espérance d’un bien infini et d’une souveraine félicité ?

Ce qui fait la valeur philosophique des raisonnemens de Plutarque, à travers des argumens populaires et de sens commun, qui ne sont pourtant pas à mépriser pour cela, c’est une idée profonde qui revient à travers les épisodes du dialogue et les exemples trop multipliés, à savoir que de toutes nos affections, de tous nos instincts, le plus ancien, le plus persistant, le plus vif, c’est le désir de l’être (ὁ πόθος τοῦ εἶναι). C’est contre cet instinct que va se briser la doctrine d’Épicure. Heureux ou malheureux, lui répond Plutarque, ce n’est pas un bien que de ne pas exister ; pour tous les hommes, c’est un état contre nature. Malheureux, vous croyez me consoler en me disant que bientôt je cesserai de sentir, et vous pensez par là me délivrer des maux de la vie. Mais la perspective de n’être plus n’est-elle pas plus effrayante que tout ?