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qu’un sous deux formes différentes : on craint la fin de la vie actuelle parce que cette vie est la seule forme d’être qui nous soit connue. Aussi dans cet ordre d’idées ne faut-il pas s’attendre à des triomphes de longue durée, et lorsqu’une philosophie s’imagine avoir éteint d’une manière définitive dans les âmes la crainte de la mort avec le désir de l’immortalité, c’est le moment où ce désir, un instant comprimé, renaît avec plus de force et entraîne l’imagination, le cœur, la raison même dans les voies mystérieuses.

L’influence de la doctrine épicurienne s’étendit et dura quelque temps parmi les esprits lettrés de la Grèce et de Rome. Elle était la bienvenue dans cette aristocratie voluptueuse et brave qui allait si gaîment à la guerre civile et aux proscriptions. « Elle s’étala un jour dans le sénat, où César osa dire, sans être trop contredit, que la mort était la fin de toutes choses et qu’après elle il n’y avait plus de place ni pour la tristesse ni pour la joie… Plus tard, c’est Pline l’Ancien qui déclare que la croyance à la vie future n’est qu’une folie puérile ou une insolente vanité, et qui traite ceux qui la défendent comme de véritables ennemis du genre humain. » Mais déjà combien de témoignages d’oppositions éclatantes, Cicéron dans les Tusculanes, Virgile dans le sixième livre de l’Enéide, Plutarque dans des écrits spéciaux ! Les témoignages les plus curieux peut-être à consulter sur cette opposition aux idées d’Épicure, ce sont les inscriptions funéraires, expression naïve des sentimens populaires sur la mort et la vie future dans cette période qui va de Lucrèce aux Antonins. « Les croyans, nous dit M. Boissier, sont plus nombreux que les sceptiques. Le plus souvent ces inscriptions affirment ou supposent la persistance de la vie… Ce qui domine, ce sont encore les anciennes opinions. La foule semble revenir avec une invincible opiniâtreté à la vieille manière de se figurer l’état après la mort ; elle est toujours tentée de croire que l’âme et le corps sont enchaînés dans la même sépulture ; elle soupçonne que le mort n’a pas perdu tout sentiment dans cette tombe où il est enfermé… Quelques inscriptions expriment de diverses manières la pensée qu’une fois le corps rendu à la terre, l’âme remonte vers sa source. Ce n’était pourtant encore que l’opinion des gens distingués, qui avaient quelque accès à la philosophie, c’est-à-dire du petit nombre ; le christianisme en fit plus tard la croyance générale[1]. » Épicure avait animé de son esprit, pendant un siècle ou deux, quelques générations sceptiques et lettrées, des artistes, des savans, des politiques ; l’humanité lui avait définitivement échappé.

Une des plus curieuses réfutations des idées épicuriennes sur

  1. La Religion romaine, t. I, p. 312-342 et passim.