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ne sentons-nous pas que la croyance à la perpétuité de notre être tient au fond de nos âmes, qu’elle est comme incrustée dans la moelle de l’humanité, que tous les argumens de la science positive ne peuvent en avoir raison, qu’elle renaît sans cesse, alors qu’on la croit abattue et détruite à jamais? Il y a en nous, comme chez les anciens, sous des formes moins naïves, le même instinct, une résistance invincible à l’idée du néant. Les uns se répètent à eux-mêmes les enseignemens de Platon et se disent, en s’enchantant de cette belle espérance, que l’esprit humain, ayant pensé le divin et l’immortel, devient semblable à lui, et qu’une conscience qui a goûté à l’infini ne peut pas périr. Les autres conçoivent la vie future sous les formes précises et dans les conditions définies que leur enseigne le christianisme. D’autres enfin répètent avec Spinosa que nous nous sentons éternels : Sentimus experimurque nos œternos esse. Ils se croient satisfaits de confondre leur éternité avec celle de la raison divine ; au fond peuvent-ils séparer cette espérance de quelque vague croyance à un sentiment, si obscur qu’il soit, de cette éternité rêvée? — Force invincible de la vérité ou préjugé, certitude intérieure, voix de la nature ou complicité de l’imagination, nous répugnons absolument à l’idée du néant futur de notre être. Nous ne pouvons ni l’imaginer ni le concevoir. Je ne suis pas assuré que ceux-là mêmes, parmi les hommes de ce siècle, qui concluent à l’anéantissement absolu comprennent ce mot dans toute sa portée et que, par une dernière contradiction, ils n’assistent pas en pensée à cet avenir indéfini qui doit s’écouler hors d’eux et sans eux. Quand ils proclament le néant, ils le remplissent d’avance de leur personnalité, de leurs idées, de leurs passions; ils se donnent l’avant-goût de cette éternité qu’ils ne doivent pas connaître. Ils ne peuvent pas penser à la succession des siècles futurs sans s’y placer eux-mêmes, sans s’y voir; tant l’instinct de vivre est attaché profondément à tout vivant, et fait partie de son être au point de ne s’en pouvoir séparer.

C’est contre cet instinct que l’école épicurienne livra son grand combat. Essayons de résumer cette curieuse et célèbre argumentation, soit d’après Épicure, soit d’après Lucrèce, en nous attachant surtout à reconstruire l’ordre logique et l’enchaînement des idées. Nous ne reprendrons pas une à une les trente preuves par lesquelles l’école établissait la mortalité de l’âme. La seule thèse qui nous intéresse en ce moment et que les épicuriens variaient à l’infini est celle-ci : C’est le corps qui sent ; donc quand il est détruit, le sentiment périt avec lui; l’insensibilité absolue est le caractère certain de la mort. — Ni le corps ne peut sentir sans l’âme, ni l’âme sans le corps. L’âme est corporelle, quoique formée des atomes les plus