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sur la vie future ne se soutenaient plus que dans le peuple, et par la solennité des rites religieux dont les plus libres esprits, par un reste de scrupule ou par crainte, n’osaient ni s’écarter, ni rire en public. La cause était gagnée devant la raison; mais des racines secrètes retenaient encore l’opinion extérieure, publique, civile, et l’empêchaient de se prononcer. On a noté de bien curieux témoignages sur cet état des esprits à Rome, vers le temps de Lucrèce. Cicéron ne perd pas une occasion de se moquer de ces fables ; il raille même les épicuriens pour la peine qu’ils se sont donnée de combattre tous ces contes de bonne femme : « J’admire, dit-il, l’effronterie de certains philosophes qui s’applaudissent d’avoir étudié la nature, et qui, transportés de reconnaissance pour leur chef, le vénèrent comme un dieu. A les entendre, il les a délivrés des plus insupportables tyrans, d’une erreur sans fin, d’une frayeur sans relâche qui les poursuivait et la nuit et le jour. De quelle erreur, de quelle frayeur? Où est la vieille assez imbécile pour craindre ces gouffres du Tartare[1]? » Bientôt viendront les poètes qui diront tout naturellement ou comme Horace : «les mânes, cette pure fable (fabula manes),» ou comme Ovide :

Quid Styga, quid tenebras, quid nomina vana timetis?


Plutarque lui-même, qui est platonicien et qui fut prêtre d’Apollon, avoue que « ce sont là contes faits à plaisir, que les mères et les nourrices donnent à entendre aux petits enfans. » Les stoïciens s’accordent sur ce point avec les épicuriens : « Point d’enfer, point d’Achéron! » s’écrie Épictète[2]. Il semble bien que sur ce point tous les esprits cultivés soient d’accord. Cependant il faut tenir compte ici, sous peine de dépasser la mesure, de l’observation d’un excellent juge qui nous engage à ne pas trop nous fier aux témoignages écrits ou aux entretiens intimes de ces gens d’esprit. On nous montre que la plupart ont un rôle double, comme hommes et comme citoyens, et qu’ils s’en tirent comme ils peuvent. « Ceux d’entre eux qui étaient engagés dans les affaires se gardaient bien de paraître indifférens ou railleurs quand on discutait au forum et au sénat des questions religieuses. » Polybe blâme ses contemporains de rejeter les opinions que leurs pères avaient sur les dieux et sur l’autre vie; mais en même temps il exprime avec une sorte de naïveté savante, en homme d’état qui dit ingénument son secret, la nécessité de cette sorte de divorce entre les sentimens de la vie publique et ceux de la vie privée qui ne choquait alors personne et où l’on ne trouvait aucune hypocrisie : « S’il était possible

  1. Tusculanes, liv. I, chap. XXI.
  2. Martha, le Poème de Lucrèce. Voir surtout les notes où de nombreux témoignages de ce genre sont recueillis.