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naturel ou réfléchi, qui nous fait défendre nos intérêts, et il appelle justice la vertu qui se sacrifie aux autres. Si donc on est sage on n’est pas juste, si on est juste on n’est pas sage. Au premier abord, il semble que ce ne soit qu’une logomachie qui ne répond à rien dans la vie réelle; mais en y regardant de plus près, on s’aperçoit que cette contradiction existe dans les esprits, ainsi qu’en témoigne le langage populaire. Encore aujourd’hui ne dit-on pas d’un homme généreux : il fait une folie; ou bien : je ne suis pas si sot; ou bien : charité bien ordonnée commence par soi-même, ce qui veut dire : j’aime mieux être sage que juste. Bien des proverbes et les banales formules de l’égoïsme mettent en lumière la réalité du conflit. Le chrétien Lactance lui-même ne peut s’empêcher de le reconnaître et dit qu’en effet la justice a un air de sottise, justitia speciem quamdam stultitiœ hahet. Pour faire comprendre l’opposition de la justice et de la sagesse, le philosophe orateur prenait des exemples dans la vie journalière et commune : Vous avez à vendre un esclave vicieux ou une maison insalubre. Révélerez-vous à l’acheteur les vices et les défauts que vous seul connaissez? Si vous le faites, vous serez un honnête homme, mais vous passerez pour un sot; si vous ne le faites pas, on vous trouvera sage, mais vous serez un trompeur. De pareils problèmes moraux étaient faits pour intéresser les Romains, hommes d’affaires, acheteurs et vendeurs, fort regardans. On dit ici que Carnéade corrompait les Romains, ce n’est point notre opinion; il nous semble, au contraire, qu’il éveillait et inquiétait les consciences au lieu de les mettre à l’aise. Croit-on que, jusqu’alors, un propriétaire romain, en train de vendre ou son esclave ou sa maison, se soit mis en peine de déclarer d’avance à l’acheteur des défauts qui auraient déprécié sa chose? Il lui paraissait aussi légitime que naturel de les tenir cachés. Quand donc Carnéade lui montrait, pour la première fois, qu’il n’était que sage sans être juste, il lui ouvrait les yeux sur une délicatesse morale que l’autre n’avait jamais aperçue. Ce n’est peut-être pas calomnier notre temps de dire qu’aujourd’hui encore la plupart des propriétaires vendant leur maison, peu soucieux d’en révéler les défauts, trouveraient Carnéade un peu ridicule, non parce qu’il n’est pas assez scrupuleux, mais pour l’être trop. Laissons donc là ce reproche de corruption. Loin de faire descendre les Romains des hauteurs de la morale, le philosophe les y faisait monter. Il les plaçait dans une sorte d’alternative plus ou moins poignante qui pouvait leur faire préférer la justice à une sagesse vulgaire. En tout temps, les esprits inexpérimentés trouvent un grand intérêt à des questions controversées où l’honnêteté est aux prises avec la prudence. Au fond, Carnéade, qu’on accuse de frivolité, faisait tout simplement