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des idées, ce tumulte des passions d’où sortit l’explosion finale, et royauté, noblesse, clergé, magistrature, tout enfin gisait à terre quand ils commencèrent de prêcher le renversement aux hommes de bonne volonté. Leur œuvre se réduisit tout entière, non pas même à donner un corps à des idées flottantes, mais seulement à mettre en formules et, pour ainsi dire, en expressions portatives, des idées qui depuis longtemps étaient celles de tout le monde ; bien plus, des idées qui déjà, vers le milieu du siècle, avaient failli passer du domaine de la spéculation dans celui de l’action. M. Rocquain croit pouvoir établir en effet, sur des preuves certaines, qu’il ne s’en est fallu que de bien peu que la révolution éclatât en 1753. En 1753! c’est-à-dire avant Rosbach, avant la Du Barry, avant le parlement Meaupou, avant le procès du collier, à peine au lendemain de la lettre de Pantophile Diderot sur les Aveugles, mais avant le discours du citoyen de Genève sur l’Origine et les fondemens de l’inégalité parmi les hommes, avant enfin que de Ferney le plus spirituel des patriarches eût laissé s’envoler aucune de ces innombrables brochures dont il allait bientôt couvrir le siècle finissant. De sorte qu’avec un peu d’imagination, et si seulement on ne détestait pas de soutenir des paradoxes, on en arriverait à prétendre que, bien loin d’avoir précipité la catastrophe, les philosophes l’ont au contraire retardée. Car voyez plutôt: l’irritation était au comble, tous les liens de l’ancienne discipline étaient brisés, « c’était le temps de la grande querelle du parlement, » le peuple lui-même, si docile jusqu’alors et si moutonnier, «commençait dans ses halles à parler de droits et d’intérêts nationaux, » le trône s’effondrait et déjà l’autel tombait en débris; mais tout à coup les philosophes surviennent, ils détournent l’attention du souci de la chose publique, ils jettent leurs gros volumes et leurs petits pamphlets comme un aliment à ce besoin de nouveautés qui s’était emparé de la nation, et, la France ayant cessé de « s’ennuyer, » ce furent quarante ans de répit qu’ils donnèrent à l’ancien régime. C’était assez l’opinion de Rousseau, qui nous a raconté dans ses Confessions comme quoi la grande émotion soulevée dans l’orchestre de l’Opéra par sa Lettre sur la musique française avait fait oublier brusquement toutes les autres querelles et peut-être empêché une révolution dans l’état.

Certes, de la part de Rousseau, je ne sache pas d’illusion d’un monstrueux et maladif orgueil qui nous puisse étonner. Mais à coup sûr, d’un grave et sérieux historien, au premier abord, l’assertion doit surprendre. Déposséder les philosophes de cette royauté qu’ils avaient exercée jusqu’alors, et dans ces maîtres consacrés de l’esprit du XVIIIe siècle, n’en plus voir que les serviteurs!