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les Jean-Jacques et derrière eux tout le long cortège de leurs « garçons de philosophie » comme les vrais artisans, pour ne pas dire les uniques ouvriers de la révolution. On ne s’accorde pas aisément, en France, sur l’histoire de la révolution : jusque dans les camps les plus opposés, toutefois, on s’entendait sur ce point. En effet l’histoire littéraire du siècle n’était-elle pas l’histoire même des progrès de l’esprit d’examen, d’incrédulité, d’audace et de révolte? Depuis les Lettres persanes jusqu’au Mariage de Figaro, le nom]retentissant de quelque œuvre immortelle n’était-il pas aussi le nom dont on pouvait nommer quelque attaque nouvelle contre les choses, les hommes et les principes de l’ancien régime? Et plus tard, dans les assemblées révolutionnaires, ne retrouvait-on pas, toute chaude encore, sur les lèvres des orateurs de la constituante, comme à la bouche des déclamateurs de la convention nationale, la leçon des encyclopédistes? Les Malouet, les Mounier, les Lally-Tollendal, qu’étaient-ils autre chose que les continuateurs de Montesquieu, les commentateurs de l’Esprit des lois? et quand Robespierre montait à la tribune, qu’y faisait-il que délayer dans les flots de sa verbeuse éloquence les sophismes du Contrat social ou de la profession de foi du vicaire savoyard? Mais le roi lui-même parlait en ces temps-là comme un élève de la Nouvelle Héloïse, après avoir fait de la serrurerie comme un échappé de l’Emile ! Et ces intermèdes grotesques à la grande tragédie, ces députations qui défilent à la barre, la fédération, « vision sublime de l’avenir, » la translation des cendres de Voltaire, la célébration de la fête de l’Étre-Suprême, ne semble-t-il pas que le metteur en scène de la comédie larmoyante et sentimentale, Diderot, l’auteur du Père de famille et du Fils naturel, en eût ordonné le décor et réglé la distribution? Oui, c’était bien là la légitime postérité de la génération précédente, et rien n’y manquait, en vérité, non pas même, parmi les législateurs de la montagne, dans la personne de « ce beau jeune homme au front bas, au maintien raide, » comme on l’appelle dans les histoires démocratiques, Antoine-Louis-Léon Florelle de Saint-Just, un ignoble imitateur de la Pucelle de Voltaire.

Telle était jusqu’ici l’opinion communément adoptée. Les uns y trouvaient ample matière à glorifier les philosophes, les autres un prétexte à leur jeter l’anathème, tous leur faisaient une part prépondérante d’influence et d’action dans la grande œuvre révolutionnaire. La tradition était consacrée. Il paraît que nous allons changer tout cela.

Le moment est venu de disculper ces grands coupables, ou de dédorer ces vieilles idoles. Les philosophes n’ont pas inoculé l’esprit révolutionnaire à la France. Ils n’ont pas soulevé cette turbulence