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devant cette justice primitive donnent parfois lieu à de singulières sentences. Dans un village de notre connaissance, on avait à juger un mari qui avait battu sa femme, et une femme qui ne voulait plus vivre avec son mari. Ne voulant donner gain de cause ni à l’un ni à l’autre, les juges les condamnèrent tous deux à quelques jours d’emprisonnement, et, comme il n’y avait pour toute prison qu’une seule salle, les deux coupables furent enfermés ensemble.

D’ordinaire, les juges sont naturellement peu sévères pour les abus de l’autorité masculine, et, quand il est condamné par le tribunal, le mari prend parfois à la maison sa revanche sur la femme. Les procès ne font ainsi souvent qu’envenimer les rapports des époux, et, pour échapper à la tyrannie conjugale, la femme finit trop fréquemment par recourir à la fuite ou au meurtre[1]. Afin de ne pas réduire les paysannes à de telles extrémités, il été récemment question d’accorder aux juges de volost la faculté de prononcer la séparation de corps des deux époux en cas de mauvais traitemens de la part de l’un d’eux. C’est là un droit qui semble exorbitant pour de pareils tribunaux, mais ce droit pourrait leur être conféré d’une manière détournée en leur attribuant simplement la faculté de faire délivrer à la femme maltraitée par son mari un passeport qui lui permît de quitter le domicile et la commune de son époux. Les mœurs des campagnes sont trop favorables à l’autotorité maritale pour que les tribunaux de village abusent de leurs pouvoirs contre le mari et rompent les chaînes de la femme avant que le poids n’en soit manifestement intolérable.

Les peines que peuvent infliger les tribunaux de volost sont de diverses sortes. Le législateur s’est gardé de les abandonner à l’arbitraire des juges, il a pris soin de les déterminer et d’en marquer les limites. La loi en fixe le maximum à trois roubles d’amende, à sept jours d’arrêts ou à six journées de corvée au profit de la commune, et enfin à vingt coups de verge. Cette dernière peine place les tribunaux de volost en dehors du droit commun, en dehors de la législation qui a supprimé les châtimens corporels. D’où vient cette étrange et pour nous choquante anomalie ? elle vient de la nature spéciale de cette justice rustique. Avec les verges, c’est la coutume et la tradition qui chez le paysan triomphent dans la justice criminelle et le droit pénal aussi bien que dans le droit civil. L’ancien serf, fouetté et fustigé pendant des siècles, est fait au bâton et aux corrections patriarcales, il n’en sent guère l’ignominie et leur offre son dos sans honte. Il a l’esprit encore trop

  1. D’après les statistiques criminelles, le nombre des femmes du peuple qui se débarrassent de leur mari par le fer et le poison est relativement considérable, et ces crimes, qui ont pour motif la brutalité de l’homme, trouvent fréquemment grâce devant le jury.