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des serfs, car elle intéresse également toutes les classes de la nation qu’elle devait affranchir du joug de l’arbitraire, de la violence et de la corruption. Sans elle, toutes les autres réformes, à commencer par l’émancipation des serfs, eussent pu devenir illusoires et demeurer pour le peuple russe un inutile et vain décor. Dans un empire livré depuis des siècles aux abus de pouvoir, à la vénalité, à l’intrigue, à la prépotence du rang ou de l’argent, la réforme de la justice pouvait seule faire des autres une vérité et une réalité. Aussi les nouveaux tribunaux méritent-ils d’être regardés comme les fondemens d’une Russie nouvelle : tout ce qui leur porterait atteinte ébranlerait dans ses bases l’œuvre même de l’empereur Alexandre.

Chez des peuples libres, il peut n’être pas impossible d’avoir une bonne justice sans avoir de bonnes lois. Il n’en saurait être de même sous les gouvernemens absolus dont les agens sont trop souvent enclins à regarder la loi comme un arsenal destiné à fournir des armes à leurs haines ou à leurs convoitises. Or, sous les prédécesseurs de l’empereur Alexandre II, tous les vices des juges et des tribunaux russes étaient aggravés par les défauts de la législation, par la multiplicité et la confusion des lois. Les édits, oukases, statuts, règlemens de toute sorte étaient sans nombre et sans ordre. Le meilleur légiste eût passé la moitié de sa vie à étudier la loi sans bien s’en rendre maître. La plupart des juges l’ignoraient, et ceux qui la connaissaient s’en servaient au gré de leurs passions ou de leur cupidité. Des lois qui, pour un même cas, pouvaient fournir deux ou trois solutions, encourageaient singulièrement la vénalité et la tyrannie. Cette législation obscure et inextricable présentait l’aspect d’une forêt touffue où les juges avaient peine à se retrouver et où le justiciable demeurait à la merci des hommes de loi qui le rançonnaient. A cet égard, la législation russe n’était pas sans ressemblance avec la législation anglaise, elle aussi faite de pièces et de morceaux, d’actes du parlement et d’ordonnances royales de circonstance, d’anciennes lois tombées en désuétude sans être formellement abrogées et de nouvelles lois d’un esprit opposé, le tout compliqué de décisions complémentaires, de modifications, d’exceptions de toute sorte; mais grâce aux mœurs et à l’esprit public, cette ressemblance entre les deux législations avait dans les deux pays des effets fort différens. La discordance ou l’indécision des lois qui, en Angleterre, a souvent tourné au profit de la liberté et de la sécurité des citoyens, tournait d’ordinaire en Russie au profit de l’arbitraire et de la corruption[1].

  1. L’Angleterre elle-même sent du reste le besoin de simplifier sa législation, elle est en ce moment en train de procéder à la codification en même temps qu’à la réforme de ses lois criminelles.