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Moravie, dans une habitation abandonnée, à portée des champs de bataille, au milieu de la nuit, n’est pas un des incidens les moins émouvans de la guerre de 1866. Les derniers entretiens qu’ils avaient échangés à Berlin pouvaient-ils en effet permettre de supposer qu’ils se retrouveraient sitôt en présence et dans de pareilles conditions? Il était évident que les rôles allaient être quelque peu intervertis. M. de Bismarck, animé de l’orgueil que donne le succès chèrement conquis, se sentait porté par la fortune. Il n’avait déjà plus à solliciter notre bon vouloir, mais la prudence lui commandait de nous ménager, car il avait encore quelques étapes périlleuses à franchir avant d’atteindre le but. M. Benedetti au contraire venait de traverser des armées triomphantes, il était sans direction, et, pressentant nos défaillances, surpris par les événemens, il s’inquiétait de sa responsabilité, bien qu’il eût la conscience de ne pas avoir failli à ses devoirs d’informateur. Il comptait néanmoins sur les ressources de son esprit délié, sur la finesse de sa pénétration, et aussi sur l’expérience qu’il avait du caractère et des procédés de son adversaire. Il ne lui manquait, pour réussir, que des instructions précises et une armée concentrée sur les frontières du Rhin. Dès les premiers mots, il put s’apercevoir que les circonstances étaient changées. Il dut élever la voix et faire entendre à son interlocuteur qu’on n’en était plus au temps de Frédéric le Grand, où « ce qui était bon à prendre était bon à garder. » Il lui représenta que l’empereur, en déférant au vœu de l’Autriche, avait accepté dans l’intérêt de la paix une tâche qui ne pouvait rester en suspens, et que sa majesté se trouvait placée, par les difficultés auxquelles elle se heurtait, dans une situation d’où elle entendait sortir avec honneur.

M. de Bismarck ne méconnaissait pas la difficulté de la tâche qui nous était dévolue, mais il trouvait que l’intervention de l’empereur ne s’exerçait en réalité qu’au détriment de l’Italie et de la Prusse. Il prétendait que notre médiation permettait à l’Autriche de se procurer le temps et les moyens de reconstituer son armée, quitte à débattre les propositions, à les rejeter et à reprendre les hostilités. « Les portes de Vienne, disait-il, nous sont ouvertes aujourd’hui, elles nous seront fermées avant peu, et nous serons forcés de combattre de nouveau, de courir les hasards d’une nouvelle bataille pour reconquérir la position que nous assure la victoire de Kœniggrætz. La cession de la Vénétie, ajoutait-il avec une pointe d’amertume, n’a pas d’autre objet, et, bien que notre confiance dans les dispositions de la France n’en soit atteinte à aucun degré, nous ne pouvons nous empêcher de regretter une interposition qui compromet nos avantages. »

C’était la loi des anciens temps, le vaincu livré à la merci du vainqueur, qu’invoquait le ministre prussien, sans souci des tiers;