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populaire en raillant les stoïciens qui prenaient trop complaisamment parti pour le polythéisme, et qui sur ce point, par un esprit de conciliation chez eux peu ordinaire, admettaient, en l’expliquant, la multiplicité des dieux : « Si Jupiter est dieu, disait-il, son frère Neptune sera dieu, le soleil sera dieu, vous diviniserez l’année, le mois, le jour, le matin, le soir, et peu à peu vous en viendrez à l’adoration des chiens et des chats comme chez les barbares. » La marche de ce sorite peut paraître bizarre et forcée, mais c’est la marche même de la superstition que son raisonnement suivait de degrés en degrés jusqu’à la honte. Enfin on lui doit de la reconnaissance pour avoir ruiné la divination et les oracles, que les stoïciens non-seulement croyaient possibles, mais encore dont ils donnaient de savantes explications. Carnéade n’est donc pas un simple sophiste, ni, comme disait un de ses ennemis, un charlatan qui jongle avec la dialectique, « un joueur de tours, un filou, » c’est un critique avisé, pressant et redoutable. Ses discussions sur Dieu, sur la liberté, sur le mal, ressemblent à celles de Bayle contre Leibniz, On pourrait l’appeler le Bayle de l’antiquité, mais un Bayle irrésistible. Ainsi il a été jugé par les anciens, et ceux mêmes qui l’injuriaient en avaient peur : « Ses doctrines, dit l’un d’eux, l’emportaient toujours et aucune autre ne pouvait tenir contre elles, tant il était grand et avait fasciné ses contemporains. » Devant un tel adversaire, Chrysippe fut obligé de modifier son système ; son successeur, le nouveau chef du Portique, Antipater, n’osa plus affronter la discussion et, se cachant dans la retraite, se contenta de lancer contre le terrible ennemi du stoïcisme quelques écrits, comme un combattant découragé qui se venge sans péril. Carnéade avait fait le silence autour de sa supériorité accablante. « Quand il mourut, dit Diogène de Laerte, il y eut une éclipse de lune, comme si le plus bel astre après le soleil prenait part à sa mort. » La philosophie, d’après cette légende, venait de perdre sa lumière.

Ce victorieux dialecticien, qui avait fini par n’avoir plus d’adversaire, personne n’osant plus se mesurer avec lui, était en outre un grand orateur, dont la puissance est attestée par les éloges de ses admirateurs, et mieux encore par les injures et l’effroi de ses ennemis. Que Cicéron nous vante « l’incroyable énergie et l’inépuisable variété de son éloquence, » qu’il nous apprenne que dans les discussions il a toujours fait triompher le parti qu’il défendait, que jamais il n’a combattu une opinion qu’il ne l’ait renversée, ce sont là des éloges qui peuvent paraître suspects venant d’un admirateur et d’un disciple. Il vaut mieux s’en rapporter au témoignage d’un ennemi, du pythagoricien Numénius, qui parle de Carnéade avec horreur, et qui, pour n’avoir pas à reconnaître la force de ses