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eux-mêmes, mais attaqua les stoïciens. A la tête de l’école stoïcienne se trouvait alors Chrysippe, le maître des maîtres, dialecticien jusque-là sans pareil, qui avait subtilement, fil par fil, formé toute la trame de la doctrine, si bien qu’on disait de lui avec emphase : « S’il n’y avait pas de Chrysippe, il n’y aurait point de stoïcisme. » Carnéade, d’abord son disciple, se sépara de lui, devint son adversaire, et travailla toute sa vie, qui fut longue, avec une incroyable ténacité, à défaire cette doctrine si sûre d’elle-même. Ce fut l’unique emploi de sa force, ce fut sa vocation, puisqu’il se plaisait à dire en parodiant le mot cité plus haut : « S’il n’y avait pas de Chrysippe, il n’y aurait point de Carnéade[1]. » Il s’initia avec ardeur à toutes les finesses de la logique pour mieux combattre le grand logicien. Il lui fit la guerre sur tous les points à tort ou à raison, en toute rencontre et parfois non sans ruse. Rien n’enivre comme la dialectique, elle ne peut s’arrêter dans ses poursuites, il lui faut sans cesse une proie; dans son ardeur avide, elle va quelquefois jusqu’à se dévorer elle-même en défaisant ce qu’elle a fait, comme le reconnaissait Carnéade disant : « Elle ressemble au poulpe des mers, qui pendant l’hiver se mange les pattes à mesure qu’elles poussent. » Aux subtilités de Chrysippe, il opposa ses propres subtilités, exposant parfois ses propres idées à l’encontre du stoïcisme pour montrer que lui aussi savait tisser de ces toiles où se prennent les mouches. Qu’on ne s’étonne pas que dans cette lutte tout n’ait pas été sérieux; deux dialecticiens aux prises en viennent à combattre moins pour la vérité que pour la victoire. Il s’agit de terrasser l’adversaire par force ou par adresse et de le réduire au silence. C’est à peu près ainsi qu’au moyen âge, Abélard, disciple de Guillaume de Champeaux, ne s’arrêta qu’après avoir fait déposer les armes à son maître. Assurément le stoïcisme valait mieux que la nouvelle académie, il a montré par la suite, dans toute l’histoire, ce qu’il renfermait de généreuse énergie ; mais il était bon qu’il fût combattu, rabaissé dans son orgueil, troublé dans sa quiétude autoritaire, parfois humilié, pour être contraint de se corriger. Que deviendrait le monde, s’il n’y avait que des Chrysippes et s’il n’était point de Carnéades?

Ce serait faire beaucoup trop d’honneur aux Romains de croire que leur inexpérience en philosophie ait pu pénétrer dans cette savante logique. Ce n’était point leur affaire ni leur souci de démêler les artifices par lesquels le philosophe grec montrait que rien ne porte la marque propre du vrai et du certain, qu’entre une perception

  1. Ce mot malin est mal interprété par M. Zeller, l’exact, l’éminent historien de la philosophie grecque; il y voit l’hommage reconnaissant d’un disciple; non, le mot est une parodie et déclare l’acharnement d’un adversaire.