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Voulons-nous maintenant des contes de l’enfance remonter à ceux dont on amuse les adultes ? Arrêtons-nous devant un de ces déclamateurs en plein vent, installés par un jour de beau temps dans quelque carrefour, un vaste parasol ouvert sur la tête, une sorte d’estrade sous les pieds en guise de tribune et le claquoir de bois à la main. Écoutons l’anecdote du kerai ignorant. Ce pauvre diable ne savait pas lire. Son maître, un daïmio d’un méchant naturel, appréciant médiocrement ses services, l’envoie un jour chez un armurier avec qui il était en marché pour un sabre précieux, et, afin d’éprouver la lame, écrit au vendeur de l’essayer sur la tête du porteur de sa lettre. Notre homme se met en route sans se douter de rien, tout flatté de la mission de confiance qu’on lui donne et des marques de bienveillance que lui accorde en le congédiant son maître ému sans doute de quelque remords. Voici qu’au passage d’une rivière la lettre tombe dans l’eau. Pour la faire sécher, il l’étend au soleil. Tandis qu’il attend, un samurai vient à passer, regarde la lettre et lui dit : « Pauvre bête, c’est ta mort qu’elle contient. C’est l’ordre d’essayer un sabre sur ta nuque. » Notre homme confus jette la lettre, et, abandonnant un maître inhumain, entre au service d’un noble en qualité de momban (portier). Là, stimulé par la honte de son ignorance, il apprend à lire ; il devient même un érudit, avance en grade, attire les regards du souverain, finit par être élevé au même rang que son ancien maître. Alors il va lui faire visite et lui apporte de riches cadeaux, en lui disant: « Je vous rends grâces ; c’est vous qui avez fait ma fortune en m’apprenant qu’il était dangereux d’être un ignorant. »

Laissons là ce narrateur édifiant et allons entendre au prochain carrefour son confrère en a gaie science, » qui raconte la vie, les aventures et la fin tragique du célèbre Ishikawa Goyémon, un brigand aussi fameux, au temps de Taïkosama (1586-1598) que Cartouche ou Fra Diavolo l’étaient dans le leur. Toute la matinée a été consacrée à raconter comment, jeune encore, surpris dans les montagnes par une bande de voleurs, il les étonne tous par sa merveilleuse adresse à l’escrime, s’affilie à leur bande, en devient bientôt le chef et se rend redoutable par des exploits où l’audace a souvent plus de part que la délicatesse. Le brigand prend parfois des allures de justicier, comme dans l’aventure que la foule écoute en ce moment bouche béante. Un délégué de la cour impériale se rend à travers les montagnes dans un fief éloigné pour y donner l’investiture à un prétendu héritier du seigneur défunt qui n’est qu’un usurpateur et un faussaire. Ishikawa Goyémon, déguisé en cabaretier, l’arrête lui et sa troupe au milieu d’un défilé, les grise avec une liqueur empoisonnée et, lorsque le mal les terrasse, survient