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sympathies du peuple russe en prenant soin dans la mesure du possible de leurs intérêts religieux : dès le règne de Soliman le Grand, le tribut annuel imposé par les Turcs aux célèbres couvens du mont Athos et du mont Sinaï et à maint autre monastère était payé indirectement, au témoignage d’un contemporain, par les grands-ducs de Moscou[1]. Tel est le secret des déférences que les Sélim et les Soliman ont eues de bonne heure pour le Kremlin. Le padichah a dû comprendre que de là, du Kremlin, pouvait sortir un adversaire bien autrement redoutable qu’un Ferdinand d’Autriche ou même un Philippe II; avec le Philippe II du poète, il eût pu se dire : « Là, je le sens, je redeviens mortel[2]. »

Observateurs aussi assidus que sagace des affaires d’Orient, les Italiens ne tardèrent pas à reconnaître la situation et à en pénétrer le mystère. Six ans après la bataille de Lépante (1576), le baïlo Soranzo passait en revue les rapports des diverses puissances avec l’empire ottoman; il expliquait le peu d’inquiétude qu’elles inspiraient en général au divan et ne faisait d’exception que pour la Russie. « Le Moscovite, disait-il, est redouté du sultan par cette autre raison encore que le grand-duc est de l’église grecque comme les peuples de la Bulgarie, de la Serbie, de la Bosnie, de la Morée et de la Grèce. Ces peuples sont pour cela très dévoués (devolissimi) à son nom et seront toujours tout disposés (sempre prontissimi) à prendre les armes et à se soulever pour s’affranchir de l’esclavage turc et se soumettre à sa domination... » Dix-huit ans plus tard (1594) un autre Italien, Pietro Cedolini, évêque de Lésina, écrivait au pape Clément VIII : « Grâce à la conformité des langues illyrique et slave et de la communauté religieuse d’après le rite grec, le Moscovite a pour lui les sympathies (la devozione) de la majeure partie des peuples de l’Europe et de plusieurs de l’Asie soumis aux Turcs ; il prétend à l’empire de Constantinople à cause d’abord de ses liens de famille avec les anciens empereurs, mais surtout parce que plus que tout autre prince au monde il est, à l’égal du Turc, maître absolu de ses sujets. »


JULIAN KLACZKO.

  1. Stephan Gerlach, Tagebuch, p. 460 et passim. Gerlach était chapelain de l’ambassade autrichienne à Constantinople dans la seconde moitié du XVIe siècle.
  2. Hier fühl’ ich dass ich sterblich bin... (Schiller.)