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cause principale de leur bonheur dans les armes, de ne prononcer jamais un blasphème et de faire dévotement leurs prières aux heures indiquées; un blasphème même contre le nom de Jésus-Christ ou de la vierge Marie serait puni à l’égal de tout abus du nom de Mahomet. Cela seul, et en ne nous arrêtant qu’aux signes extérieurs, prouve à l’évidence qu’il y a chez les Turcs plus de religion et de crainte de Dieu que chez les chrétiens. » S’élevant à des considérations très fortes et bien surprenantes pour l’époque, Folieta dit à ce sujet : « C’est l’office de la religion de conserver les états et de maintenir les peuples dans le devoir et le respect pour les lois; à ce point de vue, il importe peu que la religion soit vraie ou fausse, pourvu qu’elle soit observée avec chasteté et dans son intégrité. »

C’est ainsi que par réflexion, par désenchantement ou par lassitude, l’Europe en était venue vers la fin du XVIe siècle à une situation qui rappelait en quelque sorte celle des anciens croisés après la perte de Jérusalem, alors que les chrétiens se mirent à célébrer les vertus de Saladin, que Richard Cœur de Lion lui offrit la main de sa sœur et se montra à Chypre en manteau parsemé de croissans d’argent. Il s’en faut pourtant que le monde musulman ait fait de son côté un progrès analogue et que son zèle farouche ait cédé à l’action du temps. Le succès prodigieux n’a servi au contraire qu’à gonfler son âme et enflammer ses désirs. « Un long bonheur, écrit Busbeck, a rendu ce peuple tellement arrogant qu’il ne trouve rien d’injuste à ce qu’il veut, rien de juste à ce qu’il ne veut pas. » Il fallait aller dans son camp ou dans son selamlik pour reconnaître ses vertus; dans les actions guerrières et dans les transactions politiques on ne connut que ses vices et ses perversités. « L’ange de l’orgueil a laissé une sœur dans le ciel qui se nomme la Dignité, » a dit le poète slave : de ces deux qualités jumelles qu’il possédait toutes les deux à un très haut degré, l’Osmanli ne faisait voir à l’Europe que celle qui précipita Lucifer aux abîmes. Une cruauté infernale sur le champ de bataille, une superbe satanique dans les rapports avec les états civilisés, tels devaient être encore pendant des siècles les traits distinctifs du Turc aux yeux de la chrétienté. La liberté qu’il accordait aux nations franques pour tout ce qui touchait au commerce, la libéralité même dont il usait à cet égard envers bien des gouvernemens, ne doivent point faire illusion sur le dédain qui inspirait au fond cette conduite tant vantée : c’étaient de vils métiers qu’il laissait volontiers aux vilains. Ce n’est pas en vain que le padichah, parmi tant et de si pompeux titres, se faisait appeler aussi le Grand Seigneur ; il avait toutes les facilités ainsi que tous les dédains de l’aristocrate de race et de condition qui laisse bien grouiller autour de lui les gens d’affaires et les manieurs d’argent (et les Francs