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« Ce n’est qu’en passant ensuite devant leurs rangs et en voyant leurs têtes s’incliner en réponse à mon salut que je n’eus plus de doute que c’étaient des êtres vivans ! » Quel portrait aussi que celui du sipahi armé en guerre, de son coursier, « son enfant, » chargé d’amulettes contre les mauvais esprits, et pliant les genoux pour se laisser monter par un maitre dont il ne sent jamais le fouet et dont il comprend toujours la moindre et la plus douce intonation !

L’homme d’état et le penseur est partout à la hauteur du peintre. Ghislen de Busbeck, Flamand de naissance, fut employé pendant une longue suite d’années, par les empereurs Ferdinand Ier, Maximilien II et Rodolphe II, comme ambassadeur auprès de la Porte, et c’est le récit de ses diverses missions que nous donnent ces fameuses Lettres. Sans taire les graves et alors déjà incurables vices de l’empire des sultans, sans même cacher des expériences personnelles parfois bien désagréables (pendant une de ses missions, on lui fit entrevoir la réjouissante perspective d’être renvoyé avec les oreilles et le nez coupés), il ne s’en applique pas moins à bien approfondir les institutions de cet étrange peuple et à leur rendre justice. Il n’hésite pas notamment à déclarer que les janissaires, la grande terreur de la chrétienté d’alors, sont dans maintes villes et bourgades les défenseurs diligens des chrétiens et des juifs contre une multitude fanatique. Il juge en froid politique l’effroyable dîme vivante prélevée sur les enfans des chrétiens, ce fameux établissement d’adchem-oglan qui formait les futurs serviteurs de l’état dans les carrières civiles et militaires, et il admire les soins qu’on y prenait pour bien reconnaître les aptitudes des divers élèves et les développer en conséquence. « J’envie ces Turcs qui, en possession de tel individu remarquable, s’en réjouissent comme d’un trésor et prennent pour son éducation tous les soins imaginables. Chez nous, c’est tout autre chose; nous trouvons plaisir à un beau chien, à un faucon superbe, à un magnifique cheval, et n’épargnons rien pour les amener au plus haut degré de perfection ; nous nous donnons bien moins de peine lorsqu’il s’agit d’un garçon de talent. Rien n’égale la joie que cause aux Turcs un homme bien élevé et bien instruit. » Un signe du temps, — de cette époque de la réforme où grondait déjà sourdement la démocratie autoritaire des âges futurs, — c’est la satisfaction visible avec laquelle Folieta aussi bien que Busbeck (un conseiller aulique pourtant!) relèvent l’absence de toute classe privilégiée, de toute aristocratie et noblesse sous le régime du padichah ; rien n’est dû à la naissance, tout dépend du mérite... Mais n’est-ce point le despote qui juge de ce mérite, et le ton plaisir d’un despote est-il moins sujet à caution que le hasard ce la naissance?