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l’horreur inspirée par les Turcs tint surtout aux bachi-bouzouks, à ces nuées immenses de troupes irrégulières, de sauvages tribus, qui voltigeaient autour de leurs armées, à « l’effroyable poussière vivante, » selon la pittoresque expression de Michelet, qui de tout temps suit, précède, entoure dans leur marche les excellens nizams du padichah.

Cette évolution orientale de François Ier, rendue publique par le traité solennel de 1536, fut d’une portée immense, incalculable; elle ne peut guère être comparée qu’à celle qu’exécuta au siècle suivant le cardinal de Richelieu en rompant avec la ligue catholique pour chercher dans un rapprochement avec les souverains protestans des conditions favorables à la grandeur de son pays. La France des Valois prenait à l’égard de l’empire ottoman une attitude tout autrement décisive que les pregadi vénitiens : elle ne se bornait pas à établir avec lui des relations commerciales, un modus vivendi précaire : elle acceptait, elle proclamait la Turquie comme un élément d’équilibre européen, elle jetait le poids du cimeterre dans la balance des états, et le déclarait un poids normal et régulateur. Les bons rapports avec le sultan devinrent dès lors un des points cardinaux du système français, et même un des rares principes stables de la politique si changeante de ce pays; ils furent maintenus par les Bourbons aussi bien que par les Valois ; ils firent loi sous tous les régimes, depuis François Ier jusqu’à Louis XIV et depuis Louis XIV jusqu’à Louis XVI.

Ce n’en fut pas moins le grand scandale du XVIe siècle que cette alliance de sa majesté très chrétienne avec les mécréans. Le saint-siège ne pouvait que la blâmer bien sévèrement ; les Espagnols et les Allemands en parlaient avec horreur; Charles-Quint et Philippe II ne se gênèrent pas pour lancer plus d’une fois le nom injurieux de renégat, et les Français du temps de la ligue n’étaient point insensibles à des reproches pareils. « L’amitié pour la Turquie, écrivait en 1553 l’ambassadeur vénitien auprès de Henri II, déplaît beaucoup (molto dispiaccia) aux Français; ils estiment qu’il n’est pas de la dignité de sa majesté très chrétienne de se servir des infidèles. » Cette amitié devait surtout gêner les Guise, et le cardinal de Lorraine aspirait à en rejeter « l’infamie[1]. » Il y eut des conjonctures sous le règne décousu de Catherine de Médicis et de ses enfans, où la grande pensée léguée par le captif de Pavie subit plus d’une éclipse, fut même tout près de s’éteindre; mais il se

  1. Par occorer all’ infamia... Voyez, dans les Relations des ambassadeurs vénitiens sur les affaires de France au XVIe siècle, I, p. 380 et 458 (Collection des documens inédits sur l’histoire de France), les rapports de Giovanni Capello (1553) et de Giovanni Michiel (1561).