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La France avait d’abord cherché sa voie dans une direction tout autre pour ce qui regardait la question d’Orient, la grande affaire du monde chrétien vers la fin du XVe siècle et le commencement du XVIe ; loin d’imiter la politique utilitaire suivie sur les lagunes, elle semblait longtemps s’inspirer plutôt de la grande tradition de Godefroy et de saint Louis. Aux yeux de Charles VIII, la conquête de Naples n’était que la première étape d’une entreprise bien autrement glorieuse et méritoire ; il fit rechercher un descendant des Paléologues qui, par un acte notarié, lui céda ses droits sur Constantinople[1] ; il prit le titre de roi de Jérusalem sans autres formalités, et ne rêva que de relever le « royaume des Grecs, » ainsi qu’on appelait alors l’ancien empire byzantin. François Ier lui-même n’eut au début de son règne d’autre pensée que « d’obvier à la damnée entreprinse du Turc. » De Bologne, où il s’était rencontré avec le pape Léon X, le jeune vainqueur de Marignan, tout chaud encore des fumées de la bataille, adressait une lettre enflammée à Ferdinand le Catholique, exhortant à la croisade[2]. Quelque temps après, au commencement de 1517, un congrès se réunissait à Cambray pour établir les conditions de paix et d’alliance entre l’empereur Maximilien, le roi d’Espagne et sa majesté très chrétienne, et voici les instructions officielles données par ce dernier au sire de Boisy, grand-maître de France : « La première ouverture sera sur le faict de la Grèce, de la conquester à communs dépens et partir par esgalles portions ; et sur ce sera remontré, que ce sera la plus honorable, utille et proffitable conclusion qui se pourrait faire et prendre entre tels princes. Car le vray office de l’empereur est de deffendre et augmenter la foy par la force, et aussi est d’un roy chrestien qui à celle cause en porte le nom, et d’un roy catholique…[3] » Ironie éternelle de la question d’Orient ! À côté de l’instruction officielle, M. de Boisy en avait une autre, tout à fait intime et sincère, qui, au lieu de la Turquie, visait le partage des Pays-Bas et de l’Italie… Deux ans plus tard, l’élévation de Charles-Quint à l’empire donna le signal de cette rivalité des maisons de France et d’Autriche, qui devait durer pendant des générations et dont le premier épisode fut marqué par la grande journée de Pavie. Le soir ou le lendemain de cette bataille, le Valois prisonnier arrachait de son doigt une bague, seule chose qui lui restât, et chargeait

  1. L’acte, daté de Rome, 6 septembre 1494, a été publié par Foncemagne dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions, vol XVIII.
  2. Lettre de François Ier au roi Ferdinand d’Espagne, 15 novembre 1516. Collection des Documens inédits sur l’histoire de France : Négociations dans le Levant (éd. Charrière), I, p, 13.
  3. Négociations dans le Levant, I, p. 22 note.