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développé sur sa mission, sans omettre aucune des observations que lui avait suggérées le séjour dans le Levant. Ces magnifiques relazioni demeurent jusqu’à nos jours une source d’information des plus précieuses et des plus abondantes sur les affaires d’Orient aussi bien que sur les affaires générales de l’Europe[1]. A l’égard de ses ambassadeurs à Constantinople, la république de Saint-Marc sut se départir même de sa jalousie ombrageuse qui n’accordait d’ordinaire à ses agens à l’étranger que le terme limité d’une année : le stage de son représentant sur le Bosphore, — le baïlo, comme on l’appelait depuis le temps le plus reculé, — était régulièrement de trois ans et pouvait être prolongé si les affaires l’exigeaient, et si la Porte (jalouse de son côté) y donnait son consentement. Pour ce poste important entre tous, on n’admettait que des candidats de la classe patricienne, choisis par un quadruple scrutin du grand conseil (maggior consiglio), et c’est ainsi que les relazioni sont signées des noms les plus resplendissans du livre d’or : Foscolo, Contarini, Bragadini, Giustiniani, Barbarigo, Soranzo, Morosini, etc. Les fils de famille les plus illustres et les plus riches tenaient à honneur d’être attachés à l’ambassade; on n’oubliait pas non plus les jeunes gens destinés à apprendre la langue turque (giovani di lingua); on n’oubliait pas surtout les cadeaux, — article essentiel dans les négociations avec l’Orient, article très large qui embrassait toutes choses, depuis le cèdre du Liban jusqu’à l’hysope du mur, depuis les étoffes et les pierres les plus précieuses jusqu’aux fromages d’Italie. « L’argent, déclare à la signorie en 1587 l’ambassadeur Lorenzo Bernardo, l’argent est comme le vin : les médecins le recommandent également à l’homme bien portant ainsi qu’au malade ; il faut donner des cadeaux au Turc alors que nos relations avec lui sont bonnes, il faut en donner encore alors qu’elles sont en souffrance. » Le comte de Bedmar, l’envoyé d’Espagne auprès de la république en 1619, estimait que le prix de ce « vin » versé par les Vénitiens aux fidèles du Coran revenait à 400,000 ducats par an : « l’or du baïlo pénètre jusque dans le sérail et trouve de l’accès auprès des sultanes elles-mêmes[2]. » C’est grâce à toutes ces précautions, sollicitudes et largesses que, malgré des difficultés, des incidens et même des guerres sans nombre, le baile à Constantinople put garder une situation toujours importante, longtemps même unique et plus tard primée seulement par celle de l’ambassadeur de France.

  1. Elles ont été réunies dans le volumineux et magnifique recueil de M. Eugenio Alberi. Relazioni degli ambasciatori veneti al senato. — Firenze, 1839 seq.
  2. Relatione di Venezia, fatta da D. Alfonso della Cueva, conte di Bedmar, citée par Daru, Hist. de Venise, VI. p. 226 seq.