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la pensée de ne plus rien donner à personne. Suétone rapporte qu’à la suite d’une famine où l’on chassa de Rome les troupes d’esclaves à vendre, les bandes de gladiateurs et tous les étrangers, à l’exception des professeurs et des médecins, l’empereur songea à supprimer entièrement les distributions gratuites. Il voyait bien qu’elles encourageaient la paresse et faisaient déserter les champs. Il les conserva pourtant, car il craignait, dit son historien, que, s’il les supprimait, quelque ambitieux ne s’attirât la faveur du peuple en promettant de les rétablir. Il finit même par se montrer moins rigoureux que César, et, à sa mort, 200, 000 citoyens recevaient le blé de l’état[1]. C’était beaucoup si l’on songe qu’à Paris 113, 000 personnes seulement sont inscrites sur les listes de l’Assistance publique, que la population de Rome, d’après les calculs les plus favorables, était inférieure d’un bon tiers à celle de Paris, et qu’une grande partie de cette population se composait d’esclaves qui devaient être nourris par leurs maîtres. Nous en devrions conclure qu’il y avait un nombre très considérable de pauvres à Rome, s’il n’était plus naturel de penser que beaucoup de ceux qui venaient recevoir l’aumône du prince n’étaient pas des pauvres véritables, mais de petits bourgeois qui étaient fort satisfaits de toucher ce supplément de revenu qui les faisait vivre plus à l’aise. Ils n’y mettaient aucune honte; au contraire, ils paraissaient en être fiers : comme ces libéralités ne se donnaient qu’aux gens qui jouissaient du droit de cité, on en voit qui mettent sur leur épitaphe « qu’ils ont eu part aux distributions de blé, » pour établir qu’ils sont citoyens.

Dès lors l’approvisionnement de leur capitale devint le plus grand souci des empereurs. Le peuple romain, si soumis, si complaisant, si prêt à flatter tous les caprices de ses maîtres, ne se fâchait plus que lorsqu’il craignait de voir sa ration de blé diminuée. Au moindre retard qu’éprouvaient les distributions, qui devaient se faire tous les mois, cette populace, qui d’ordinaire acceptait tout sans se plaindre, s’ameutait devant le palais, ou, en l’absence du prince, allait piller la maison et briser les meubles du préfet de Rome. Quand le bruit se répandait que le pain pourrait manquer, il courait par la ville de ces frayeurs insensées comme on en a vu chez nous dans les plus mauvais jours de notre révolution, et qui disposaient la foule à tous les excès. Les empereurs n’avaient rien néglige pour prévenir ces craintes; ils encourageaient par toute sorte de privilèges les marchands de tous les pays à porter leur blé en Italie. Claude assura de grands avantages

  1. Ce nombre fut conservé jusqu’à l’époque des Sévères. On peut consulter sur toutes les questions qui concernent les distributions de blé un travail très complet de M. Otto Hirschfeld, intitulé : Die Getraideverwaltung in der römischen Kaiserzeit, qui a paru dans le Philologus en 1870.