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un petit jardin sur les bords du Tibre. Ils y donnaient des fêtes à leurs amis des deux sexes, et un poète du temps les représente buvant des vins délicats dans des coupes ciselées par de grands artistes, au bruit joyeux des barques qui sans cesse descendent et remontent le fleuve. Il n’y a plus aujourd’hui ni barques, ni jardins; rien ne trouble la solitude de ce désert que quelques troupeaux de chevaux ou de bœufs conduits par des pâtres à l’œil dur que le passant effarouche. C’est à peine si l’on rencontre par intervalle un ou deux paysans à cheval qui s’en reviennent de la ville, avec leur costume pittoresque, leurs grandes bottes, leur chapeau pointu et leur long bâton qu’ils placent en travers de la selle. Le temps s’écoule, le chemin continue à monter et à descendre, et le spectacle est toujours le même. Enfin, après plus de deux heures de cette route uniforme, les maquis se montrent, les arbres reparaissent, l’horizon s’agrandit. On aperçoit au loin les plus parasols de Castel-Fusano, on traverse quelques champs de blé, et bientôt on arrive à Ostie.

La ville moderne se montre à nous sous l’aspect d’une église du XVIe siècle et d’un élégant château-fort sur lequel sont gravées les armes de Jules II. Autour du château se serrent deux ou trois maisons qui, composent toute la ville. Les habitans sont au nombre d’une dizaine pendant la saison des fièvres, qui commence de bonne heure et se prolonge tard. Au mois de novembre, il arrive quelques centaines de paysans des environs, qui s’entassent dans des huttes et cultivent le pays. Dès que les chaleurs reviennent, ils s’empressent de fuir.

Quand on s’avance de quelques pas au-delà des maisons et du château, et qu’on regarde devant soi, on est saisi du grand et majestueux spectacle qu’on a sous les yeux. De cette immense plaine qui nous entoure, pas un bruit ne s’élève. Tout semble immobile et muet; c’est un recueillement et une tristesse dont l’âme est tout émue. L’émotion redouble lorsqu’on se souvient que ce lieu silencieux était autrefois l’un des plus agités du monde, qu’on le repeuple de cette foule affairée qui s’y pressait quand les flottes de l’Afrique et de l’Egypte y venaient apporter le blé qui nourrissait Rome. La mer, qui scintille à l’horizon, forme comme un cadre lumineux à ce tableau désolé. A droite, le Tibre se sépare en deux branches qui entourent l’isola sacra, peuplée aujourd’hui de troupeaux de buffles. Autour de soi, autant que l’œil peut s’étendre, la plaine est couverte de petits tertres d’inégale hauteur; ce sont des amas de décombres qui recouvrent une grande ville ensevelie. Au-dessous de ces terres amoncelées, où l’on heurte à chaque pas, quand on s’y promène, des fragmens de marbre, des débris de poteries, des vases ou des fonds de vases brisés, on est sûr de retrouver la vieille Ostie.