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Ces derniers, vaincus, désarmés, ont conservé leurs haines et leurs espérances. Eux aussi souffrent cruellement du régime économique imposé par le nord victorieux. Aux rancunes de leurs intérêts se joignent celles de leur orgueil. Ils ont fondé la grande république; elle est l’œuvre de leurs hommes d’état, de leurs diplomates, de leurs généraux et marins. Ils l’ont gouvernée jusqu’au jour où l’élément démocratique, constamment accru et fortifié par l’émigration européenne, l’a définitivement emporté sur leurs traditions aristocratiques, détruisant du même coup l’esclavage qui leur servait de base et l’autonomie des états dont ils défendaient seuls les droits souverains. De leurs serviteurs on a fait leurs maîtres. Dans la Caroline du sud, sur 125 membres de la chambre basse, 90 étaient des nègres. Le baron de Hübner, dans son remarquable ouvrage Promenade autour du monde, a décrit avec une rare vérité les fureurs, le désespoir, les haines accumulées dans le cœur des blancs, non contre leurs anciens esclaves, mais contre le nord, à leur sens auteur de tous leurs maux. Ce qui était vrai en 1871 l’est plus encore aujourd’hui. Alors l’ancien président de la confédération du sud, Jefferson Davis, parcourait triomphalement le pays, électrisant ses auditeurs, répétant à tous : Silence et espérance! Aujourd’hui on l’accuse de prêcher ouvertement la sédition. L’espérance a grandi, l’heure approche, et, l’oreille tendue vers les bruits menaçans qui viennent de l’ouest et du Far-West, de Chicago comme de San-Francisco, les planteurs du sud, les femmes surtout, plus passionnées encore que leurs frères et leurs maris, rêvent la revanche et un soulèvement heureux. Dans les plaintes véhémentes des états de l’ouest, ils retrouvent l’écho affaibli de leurs propres griefs, et si les théories socialistes révolutionnaires répugnent à leurs instincts comme à leurs traditions, ils voient dans leurs progrès rapides une arme menaçante dirigée contre le nord, un appel à ce droit de sécession pour lequel ils ont lutté et souffert, auquel ils ont tout sacrifié et qu’ils ne désespèrent pas de voir triompher un jour.

Si ce jour se lève, la grande république américaine se séparera en trois groupes distincts, quatre peut-être, si la Californie, l’Orégon et les territoires du Pacifique sont assez forts pour affirmer leur indépendance. Au lien fédéral actuel, tendu à l’excès, substituera-t-on une fédération limitée? La rupture sera-t-elle complète, ou bien les partisans de l’Union réussiront-ils à maintenir le statu quo au moyen d’une dictature? Ce qui est certain, c’est que de grands événemens se préparent et que, sans le savoir ni le vouloir, l’immigration asiatique est appelée à jouer un rôle important dans l’histoire de ce continent américain dont, il y a cinquante ans, la Chine ignorait l’existence et le nom.


C. DE VARIGNY.