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surexcité énumérait avec orgueil les sacrifices consentis et les résultats obtenus. Quand, l’ardeur de la lutte refroidie, il fallut prendre les mesures nécessaires au maintien du crédit de l’état, accroître les impôts, surélever les droits de douane, licencier les volontaires, alors seulement le plus grand nombre sentit ce que coûtait une guerre, même heureuse.

Que des vaincus se résignent, il le faut, nécessité n’a pas de loi; mais que, victorieuses, elles pâtissent, c’est ce que les masses ne comprennent jamais, et leur mécontentement est en raison des illusions dont elles se sont bercées. Que l’on mesure le chemin parcouru par l’opinion publique en Allemagne depuis 1870 jusqu’à ce jour. Que reste-t-il de ces rêves de richesse, de cette prospérité sans bornes, de ces salaires exorbitans, de ces compagnies et de ces banques qui devaient donner à tous la fortune sans travail et faire affluer sur les bords de la Sprée les capitaux du monde entier? Les rêves ont disparu, et le socialisme révolutionnaire rallie autour de ses utopies dangereuses et malsaines toutes ces illusions déçues et qui se croient trahies.

Si l’on tient compte de ce fait, que l’émigration aux États-Unis se recrute surtout parmi les mécontens et les déshérités de l’Europe, on comprendra sans peine le danger que peuvent faire naître ces élémens révolutionnaires le jour où la force des choses les rapproche et les groupe dans une action commune. Dispersés pendant longtemps sur la surface d’un territoire immense, ces esprits aventureux, ces impatiens de fortune, ces déclassés énergiques et violens dépensaient, dans leurs luttes contre la nature, les Indiens et les animaux, une exubérance de force vitale et des passions d’indépendance dont s’accommodait mal le régime régulier de nos sociétés modernes. Ils étaient un danger pour l’Europe, une bonne fortune pour les États-Unis. Chaque émigrant apportait son bagage de rancunes et d’ambition, l’Irlandais sa haine de l’Angleterre, l’Allemand ses théories nuageuses, ses rêves vagues d’unité et de liberté, le Français ses impatiences et ses ardeurs inquiètes, l’Anglais sa volonté âpre et froide, tous leurs misères. Au contact de la réalité, dans un isolement relatif, en face d’une perspective réalisable, les élémens malsains se dégageaient et s’évaporaient dans une atmosphère de liberté absolue. On ne rêvait plus, on agissait ; les bras étaient un capital, ils le créaient, et sur le marché de la main-d’œuvre la demande restait supérieure à l’offre.

Il n’en est plus ainsi. Est-ce un simple temps d’arrêt, résultat des épreuves traversées? Les modifications profondes introduites brusquement dans la situation économique du pays constituent-elles une transition pénible à traverser, mais essentiellement temporaire? L’avenir nous le dira. En attendant le groupement s’est fait, les