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comme la conspiration, ou même le crime de fausse monnaie, mais que, pour les attentats de droit commun et les infractions à la morale naturelle, il demeurait justiciable des tribunaux ordinaires. Et l’on citait, comme précédent en faveur de cette doctrine, le jugement prononcé sous Cromwell contre un frère de l’ambassadeur de Portugal, faisant partie de sa légation, qui fut convaincu d’un meurtre atroce et qu’aucune réclamation de son gouvernement n’avait pu dérober à l’exécution capitale.

A la vérité, si le droit donnait matière à discussion, le fait n’en supportait guère, car, parmi ceux qui connaissaient Guerchy, il n’y avait qu’un cri en sa faveur. Mais tout le monde ne le connaissait pas. Dans la bourgeoisie de Londres, qui composait le grand jury, d’Éon était populaire, parce qu’il s’était fait reconnaître pour un des siens et invoquait à tout propos les libertés britanniques. D’ailleurs, au lendemain d’une guerre sanglante qui avait ravivé tous les préjugés nationaux, les Anglais étaient disposés à croire un Français capable de tout, et aucun n’était insensible à l’insolente gloriole de faire sentir la force du peuple anglais en humiliant les représentans des lys vaincus. Le résultat de ces sentimens combinés fut que, le 1er mars 1765, le grand jury prononça un indictment longuement motivé, par lequel il déclarait que « Claude-Louis-François-Régnier, comte de Guerchy, étant un homme d’un esprit cruel, n’ayant pas la crainte de Dieu, mais suivant l’instigation du démon, avait contre lui des témoignages assez graves pour qu’il fût convenable de le poursuivre comme ayant méchamment sollicité et tâché de décider le nommé Pierre-Henry Trayssac de Vergy à assassiner et à tuer Charles-Geneviève-Louis-Auguste-André-Timothée d’Éon de Beaumont! »

Cet audacieux verdict fut accueilli à Londres avec une sorte de stupeur. Le maître d’hôtel du comte de Guerchy, celui qu’on avait accusé d’avoir versé le vin maléficié dans le verre du chevalier, saisi de peur, prit la fuite la veille du jour où il devait se marier, sans même prévenir sa fiancée. Guerchy lui-même perdait l’esprit, croyant à toute heure qu’on allait venir le chercher dans l’hôtel de l’ambassade pour le mettre entre deux constables sur le banc des accusés et ne sachant pas si son gouvernement et ses concitoyens, abattus et intimidés comme ils l’étaient par leurs derniers revers, ne le laisseraient pas sacrifier sans mot dire. Walpole ne le rassurait que médiocrement en lui disant, sur son ton de raillerie habituel, de ne rien craindre parce que l’accusation ne se tenait pas sur ses pieds, et qu’il n’aurait qu’à répondre que, si on avait offert à Vergy de l’argent pour commettre un meurtre, ce drôle ne l’aurait certainement pas refusé.

Quant à d’Éon, il ne parlait plus qu’en maître et en vainqueur.