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sous les yeux, comme je l’imagine, l’état d’esprit et la situation réciproque des divers acteurs qui y figuraient.

Ils étaient six, bien comptés, qui en suivaient le développement avec une anxiété égale, quoique avec des mobiles et des sentimens bien divers; à Londres, Guerchy et d’Éon; en France, le roi, le comte de Broglie et le duc de Praslin, ce dernier n’étant lui-même que l’instrument du duc de Choiseul. Les deux premiers, tout entiers à leurs ressentimens personnels, semblaient avoir entièrement perdu de vue, dans l’ardeur de leurs récriminations réciproques, le grand intérêt d’état dont ils étaient dépositaires. Guerchy, toujours bonhomme, mais outré, oubliait la confidence qu’il tenait du roi, et pressait d’Éon, l’épée dans les reins, jusqu’à rendre un éclat inévitable. D’Éon, plus maître de lui, et chez qui la malice dominait encore la folie, bien que décidé à vendre aussi cher que possible, à la dernière heure et au plus offrant, son secret et sa peau, n’était pas pressé d’en finir et s’amusait du jeu pervers qu’il jouait, riant aussi bien de l’exaspération de son chef que de l’embarras de son souverain. Quant au roi, je crains qu’il ne fût plus dépité encore qu’alarmé, sûr qu’il était de se tirer toujours d’affaire en lâchant ses complices, mais confus comme un vieil enfant du mauvais quart d’heure qu’il aurait à passer quand il faudrait avouer à ses ministres l’acte étourdi auquel il s’était livré à leur insu. Chez les deux ministres, la curiosité était sans doute vivement excitée au moment de mettre la main sur une découverte depuis longtemps soupçonnée et poursuivie. Ils étaient pourtant trop vieux et trop fins courtisans pour ne pas comprendre que leur intérêt n’était pas de mettre le roi dans son tort et de le faire rougir devant eux : blesser ainsi au vif l’orgueil du souverain, c’eût été peut-être le seul moyen de le piquer d’honneur et de le décider à soutenir ses agens. Leur tactique, au contraire, devait être d’isoler complètement ces instrumens inférieurs, de paraître croire qu’ils avaient agi sans ordre, afin que le roi, libre de les désavouer, fût aussi obligé de les punir. Aucun de ces jeux divers n’échappait aux yeux exercés du comte de Broglie, qui connaissait par expérience la faiblesse de son maître et la finesse de ses ennemis, et qui voyait sonner l’heure fatale où il serait livré au courroux ministériel, dénoncé à l’indignation de la France, comme le seul auteur et le bouc émissaire d’une odieuse intrigue. C’était bien le sort qui devait l’atteindre un jour : il eut, encore cette fois, la bonne fortune d’y échapper.

Ce fut le 10 janvier 1765 qu’eut lieu à Calais l’arrestation du courrier. Le fait de correspondre avec un criminel d’état étant par lui-même délictueux, l’arrestation de Drouet suivit à l’instant d’office, et les deux agens furent immédiatement transférés à la Bastille, sous la garde du lieutenant de police, M. de Sartine. Le