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confusion... Agissez de votre côté, monsieur le comte, ne m’abandonnez pas, ainsi que vous paraissez le faire. Je me défendrai jusqu’à la dernière goutte de mon sang, et, par mon courage, je servirai votre maison malgré vous : car vous m’abandonnez, vous ne m’envoyez point d’argent, tandis que je me bats pour vous; ne m’abandonnez pas, monsieur le comte, ne me réduisez pas au désespoir. » En même temps qu’au comte, d’Éon écrivait au maréchal de Broglie pour implorer sa protection. Mais le vieux soldat, aussi intraitable sur les droits de l’autorité royale que fier dans sa conduite personnelle, s’indigna à la seule pensée de recevoir une lettre d’un rebelle. Il la renvoya sans y répondre et fit avertir du fait le duc de Choiseul afin d’éviter de nouvelles accusations.

Quant au comte, il n’avait pas le même droit de tenir le langage de l’innocence calomniée, mais il n’avait nulle envie de se mettre aux yeux du public de moitié dans une équipée qui tournait au tragique, et de se rendre complice d’une aussi grande énormité diplomatique que la citation d’un ambassadeur devant le tribunal de sa résidence. Seulement, plus le scandale croissait et plus la certitude que d’Éon, poussé à bout, ne reculerait devant aucune extravagance, le remplissait de terreur. Le roi lui-même commençait à trouver que les choses passaient le jeu. Dans cette alarme commune, ils en vinrent à former un dessein qu’ils auraient eu assurément beaucoup de peine à réaliser. Le comte offrit de partir, de sa personne, pour Londres, afin de mettre à la raison d’Éon et Guerchy lui-même. Le roi avait accepté déjà le projet et ne cherchait plus qu’une manière (à la vérité assez difficile à trouver) de le faire admettre par Praslin. Le comte, en attendant, rédigeait lui-même ses instructions, quand un nouvel incident (comme il en arrive à point nommé, dans un roman d’aventure, qu’un auteur habile sait nouer) vint mettre le comble à la confusion générale.

Un courrier de la correspondance secrète, nommé Hugonnet, valet de chambre de d’Éon, fut arrêté à Calais par la police, portant des dépêches écrites tout au clair de la main bien connue de Drouet, secrétaire du comte de Broglie. La trouvaille était d’autant plus précieuse qu’il y avait déjà plus de six mois que ledit Hugonnet était soupçonné de faire ce métier et qu’on avait mis à ses trousses, pour le surveiller et l’arrêter au besoin, toute la police de Calais. Cette fois tout semblait dit, et le secret du roi paraissait enfin tomber entre les mains de son ministère.

Parvenu à ce moment critique, où l’imbroglio, que nous avons à raconter, atteint son point culminant d’intérêt et de complication, le lecteur me permettra de m’arrêter un moment pour lui remettre