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de se désarmer lui-même tant qu’il était sous le coup d’une instance judiciaire, où il pouvait avoir besoin de tous ses moyens de défense. Que M. de Guerchy cessât de le poursuivre, ou mieux encore qu’on le remplaçât à Londres par un autre ambassadeur, et il se montrerait à l’instant de la meilleure composition du monde. « A ma place, écrivait-il au comte de Broglie, vous ne feriez pas autrement... Personne au monde ne me fera rendre ces papiers tant que M. de Guerchy sera ambassadeur en Angleterre. Si Sa Majesté prenait la résolution de vous nommer ambassadeur, vous, monsieur le comte, ou M. le maréchal, je puis bien assurer que, par la grande considération dont jouit en Angleterre M. le maréchal, les affaires de France y prendraient sur-le-champ une tout autre face. Le procès tomberait de lui-même, je remettrais mes papiers et tout serait dit. » « M. de Guerchy, ajoutait-il quelques jours après, vient d’être insulté par le peuple, le jour de la naissance du roi d’Angleterre, et ses vitres ont été cassées. L’ambassadeur prétend que c’est moi qui ai fait exciter le peuple, parce que ce peuple a quelque amour pour moi et boit publiquement à ma santé et à celle de Wilkes. Rien n’est plus faux. »

Le comte de Broglie était très certainement disposé à penser que la meilleure manière de terminer le différend serait de le nommer, lui, ambassadeur en Angleterre. Mais il ne pensait pas que le meilleur moyen de parvenir à ce résultat fût de mettre au roi le pistolet sur la gorge, et de faire, en attendant, insulter le titulaire présent de l’ambassade par la populace de Londres. Aussi, sans faire passer sous les yeux du roi ces absurdes rodomontades, qui le couvraient de rougeur pour son ancien protégé, se borna-t-il à insister, au nom de l’intérêt du secret royal, pour que Guerchy suspendît sa poursuite. Mais c’est à quoi Guerchy ne voulait absolument pas se prêter, tant qu’il n’en aurait pas l’ordre formel, et ce que le roi ne pouvait se décider à ordonner. Au contraire, sur la demande de Guerchy, des espions de police étaient envoyés à toute heure de Paris pour surveiller d’Éon, au besoin même pour s’emparer de sa personne, si on le pouvait sans trop de bruit. « Voilà bien de l’argent perdu, disait le comte de Broglie; avec la moitié employée de bonne foi à terminer l’affaire, elle serait déjà assoupie. »

De gré ou de force, et vaille que vaille, il fallut donc attendre le procès et l’attendre même assez longtemps, parce que l’affaire s’instruisait à la cour du banc du roi, et l’on sait que ce genre de procédure est assez long. Tous les partis restèrent l’arme au bras. M. de Broglie alla passer son été à Ruffec, M. de Guerchy prit ses vacances, de Nort retourna en France jusqu’à nouvel ordre, et d’Éon resta enfermé dans son domicile, où un gros d’émeutiers, que l’opposition mettait à ses ordres, venait faire bonne garde